« La nouvelle arithmétique ne facilite pas réellement la circulation des personnes » * Interview de Fathi Tlili, président de l'Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens en France « UTIT » : La communauté tunisienne en France est estimée à plus de 800.000 ressortissants. Les premiers arrivants en sont déjà à la 3ème, voire la 4ème génération. Une bonne proportion a acquis la nationalité française, s'est intégrée dans la société et fait désormais partie intégrante du tissu social français. D'autres sont rentrés au bercail en laissant leurs enfants là-bas. Le mal du pays et l'espoir d'une retraite paisible les ont encouragés pour le retour. D'autres, encore, vivent dans la clandestinité et subissent les aléas de la précarité de la vie en situation irrégulière. Mais, tous ces Tunisiens, toutes conditions confondues constatent que l'ouverture à l'Est de l'Union Européenne a eu des conséquences sur leur situation. Ces nouveaux venus ont le statut de ressortissants de pays membre de l'UE que les Tunisiens n'ont pas. Suite aux dernières décisions qui ont accompagné la visite du Président Sarkozy en Tunisie et pour voir plus clair dans la question de la circulation des personnes entre la Tunisie et la France, le Temps a interviewé Fathi Tlili, président de l'Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens en France « UTIT ». Interview :
Le Temps : A combien estiment les autorités françaises les Tunisiens émigrés clandestins et où travaillent-ils ? Fathi Tlili : Il n'y a pas de statistiques précises concernant le nombre des sans papiers tunisiens, ni du nombre des sans-papiers en général, vu les conditions de quasi clandestinité qu'ils doivent observer à cause de leur statut. Cependant, leur nombre global est estimé généralement, à environ 500,000. C'est le chiffre avancé par les autorités françaises concernant les étrangers en situation irrégulière en France. Les Tunisiens, comme tous les étrangers en situation irrégulière, travaillent essentiellement dans les secteurs du bâtiment ou de la restauration. Ce travail se fait sans couverture sociale et dans des conditions très difficiles. D'ailleurs, plusieurs patrons profitent de cette situation et ne respectent absolument pas les droits des travailleurs. Il arrive même que ces ouvriers ne soient pas payés.
. L'élargissement de l'Union européenne a-t-il influé sur la position de la main-d'oeuvre tunisienne? - Oui. L'ouverture du marché du travail français à la main-d'oeuvre européenne, surtout les pays de l'Europe de l'est, a diminué la part de la main-d'oeuvre tunisienne sur ce marché. Il existe une sorte de politique de « préférence européenne » non déclarée, qui est appliquée malgré le problème de la langue dont souffre ces nouveaux arrivés sur le marché français. Dernièrement, le gouvernement français a ouvert certains secteurs du marché du travail à la main-d'oeuvre étrangère. Mais la plupart de ces secteurs d'activités sont réservés aux travailleurs ressortissants des pays de l'Europe de l'Est. Une dernière circulaire, visant la régularisation des sans papiers dans les secteurs dits « sous tension », exclut les ressortissant tunisiens de ces dispositions, en se basant sur l'existence d'un accord bilatéral entre la Tunisie et la France.
. Les Tunisiens rencontrent-ils des difficultés en matière de couverture sociale et de retraite ? - Concernant la couverture sociale, les Tunisiens ne souffrent pas plus que les autres en matière de couverture sociale, puisque le principe d'égalité est appliqué quand il s'agit de couverture sociale, bien qu'un problème subsiste concernant la perception des pensions de retraite puisque les ressortissant tunisiens qui décident de rentrer dans leurs pays d'origine après la retraite se retrouvent dans l'obligations de revenir en France régulièrement pour toucher ces pensions.
. Pourquoi les Tunisiens préfèrent-ils faire la navette pour la France pour percevoir leur pension de retraite et ne pas la transférer en Tunisie ? - Cette préférence s'explique d'une part par la perte d'une partie de la pension lors du transfert, dans le cas où ces travailleurs immigrés décident de revenir s'installer en Tunisie. S'ils veulent conserver l'intégralité de leurs retraites, ils sont obligés de faire la navette, régulièrement, entre la Tunisie et la France, parce que la législation française leur interdit de demeurer en dehors du territoire français au-delà d'un certain temps, faute de quoi ils risquent de perdre leur statut de résident. . Que pensez-vous du dernier protocole signé entre la France et la Tunisie à propos de la circulation des personnes? - Le Président francais vient de signer un accord concernant l'immigration tunisienne. 9000 possibilités d'autorisations de travail, certaines pour 3 ans renouvelables une seule fois; comment peut-on dire que cette arithmétique facilite réellement la circulation des personnes? Certes, face au chômage et aux situations très difficiles, quotidiennes, qui pèsent sur une partie de la population et spécialement de la jeunesse y compris celle qui est hautement diplômée, le moindre desserrement pourrait entr'ouvrir quelques issues. Et tant mieux pour tous ceux qui pourront en profiter...mais, et les autres??Et en particulier ceux à qui on refuse le droit de vivre normalement car ils n'ont pas les papiers voulus. La libre circulation ne doit pas se limiter aux marchandises. Elle est censée s'étendre aux personnes si l'on parle d'un véritable co-développement. Regardez ce qu'a fait l'Union Européenne avec la Pologne et la Roumanie, et avant cela avec le Portugal et la Grèce. Les pays maghrébins et notamment la Tunisie ne sont pas moins avancés que ces pays cités au début de leur adhésion à l'Europe. Donc, au lieu de se limiter à cibler l'émigration clandestine, il est nécessaire de s'attaquer aux véritables problèmes du développement et notamment la croissance et l'emploi.
. Mais l'Union pour la Méditerranée est une proposition de développement commun - Pour qu'il s'agisse de véritable co-développement, il est impératif d'instaurer la libre circulation des personnes, comme ceci a été fait avec les ex-pays du bloc de Varsovie. D'ailleurs, les liens culturels existant entre le Sud de l'Europe et le Maghreb sont plus forts que ceux existant entre l'Est et l'Ouest de l'Europe. Les liens historiques prouvent cette culture commune. Le présent est là pour le confirmer avec les communautés maghrébines très nombreuses en France, Allemagne, Italie, Espagne, Belgique et, même en Hollande et en Angleterre. Donc, il est nécessaire de développer ces liens par une consistance économique et financière. L'Union pour la Méditerranée est un projet qui se situe encore au stade politique. Il ne dispose pas actuellement de fonds propres. Et l'idée courante, c'est de lui procurer des fonds chez les pays arabes pétroliers. Donc, ce n'est pas encore ce à quoi aspire la Tunisie. Il est nécessaire que l'Europe s'engage fermement sur la voie du co-développement et y mette les ressources financières nécessaires. Autrement, c'est juste une vitrine pour faire des illusions chez les populations du pourtour de la Méditerranée. C'est une reproduction version 2008 des dispositifs juridiques qui ont toujours caractérisé la politique française et européenne de l'immigration, selon des intérêts politiques européocentristes. Recueillis de Paris par Mourad SELLAMI