Se bousculer est-ce le propre des hommes ? En tout cas, c'est le propre d'une majorité de Tunisiens qui semblent être nés pour les bousculades. Dans les marchés, les grandes surfaces, les trains, les bus, les métros, les stades, devant les guichets, devant les distributeurs automatiques, devant les tribunaux, dans les couloirs des administrations, à l'intérieur des restaurants et des gargotes, sur les plages, partout ils et elles aiment la mêlée. Et des mêlées il y en a tant et à toute heure chez nous, que l'on s'étonne que le rugby ne soit pas le sport national en Tunisie. Même les élites ne se refusent pas aux parties de pousse-pousse à l'occasion d'un festival, ou d'une exposition de peinture, pendant la Foire du Livre et les grandes réceptions. Hommes et femmes, jeunes et adultes, riches et pauvres, nous donnons parfois l'air de subir la fascination des lieux encombrés ; là où il y a foule, nous aimons y être et y donner à notre tour des coups de coude à droite et à gauche. Quand ce ne sont pas les hommes qui se poussent, ce sont leurs voitures qui prennent le relais pour semer le désordre dans les rues, sur les trottoirs, devant et à l'intérieur des parkings, dans les stations d'essence ou les gares de péage, devant les garages et pour la visite technique. Les motocyclistes, eux, sont les surdoués de la bousculade ; les bouchons sont leurs terrains de prédilection : c'est dans les embouteillages qu'ils s'illustrent le mieux en se faufilant entre les rangées les plus serrées, en effectuant dans tous les sens des slaloms spectaculaires et en donnant des frayeurs aux autres usagers de la route et du fil à retordre aux agents de la circulation. Les piétons ne se privent pas non plus et s'adonnent à d'étonnants dribbles sous les yeux des automobilistes paniqués, scandalisés ou franchement frustrés de ne pas pouvoir leur rendre la pareille.
Le « bazar » partout Un psychologue expliquerait le phénomène par ce besoin de se sentir en sécurité que la présence au milieu de la foule peut combler. Comme chez les animaux, l'individu fuit le sentiment d'insécurité qui naît de l'isolement, pour se fondre dans le troupeau au nombre rassurant et garant de survie. Les bousculades au milieu de la meute ou de la horde peuvent s'interpréter alors comme des comportements qui renforcent le sentiment de confiance. Est-ce pour cela que les gens se bousculent chez nous ? Une chose est sûre : c'est très rarement par instinct grégaire que cela arrive ! Quand par exemple certains savent parfaitement que la Rue de La Zitouna est beaucoup plus dégagée que la Rue de La Kasbah, et qu'ils empruntent quand même celle-ci pour atteindre le Port de France, il doit y avoir « anguille sous roche » ! Sans doute certains préfèrent les lieux « chauds » de La Médina ; ils sont propices à toutes sortes de contacts rapprochés ; leurs doigts les démangent peut-être pour qu'ils leur lâchent la bride et les laissent prendre du bon temps du côté des poches et les sacs des passants distraits. Peut-être êtes-vous tentés aussi par les multiples « bazars » de la vieille ville et que vous avez un penchant irrépressible pour les marchandages interminables ; la frénésie des achats inutiles peut vous mener jusqu'à Sidi Mehrez, Boumendil, la Rue d'Espagne, la Rue de Bab El Jazira, à Zarkoun, aux boutiques et étalages de Moncef Bey etc. Entre la sortie des bureaux et la reprise du travail, vous n'avez rien pour passer le temps, alors vous choisissez de faire le badaud d'une artère à l'autre ; à plusieurs ou seul (e), vous léchez toutes les vitrines et traversez de long en large plusieurs fois les grands magasins de la ville en n'omettant jamais de faire l'incontournable tour entre les étages du Palmarium ! A la gare ou dans les stations de bus, devant les guichets ou dans les restaurants, vous vous poussez les uns les autres parce que c'est à qui veut être servi le premier ; votre voisin a beau ne pas être pressé, il vous bousculera quand même juste pour... la « beauté du geste », pour que vous ne restiez pas tranquille une seule minute, pour vous narguer quoi, avec sa haute taille, ses gros muscles ou sa tête de taulard!
La jungle des chauffards Dans la rue, le conducteur de la voiture qui est juste derrière vous voit nettement que vous attendez que le feu passe au vert ; il klaxonnera deux, trois, quatre fois et vous récitera tout son « bréviaire » de jurons et de blasphèmes si par malheur vous osez lui demander de se calmer. Même scénario si, pour ses beaux yeux et contre toutes les règles du code de la route, vous ne doublez pas toute la file de voitures qui vous devance. Les chauffards tunisiens aiment aussi se garer en deuxième ou en troisième position, et en dixième position si cela se trouve ! Ils ne dormiront pas en paix s'ils n'ont pas dépassé toutes les voitures qui leur ont barré la route le plus légalement du monde ! Ils ne se sentent hommes (ou femmes) que s'ils vous ont donné la démonstration que leur voiture est la meilleure, qu'ils sont les as du volant et les champions de la conduite risquée ! Pour une petite panne, pour un incident mineur, en quelques secondes vous voyez une foule monstre s'agglutiner autour du véhicule ou de son conducteur ; pour rien un embouteillage se déclenche et la circulation est paralysée. Le matin, les automobilistes choisissent, tous, de sortir de chez eux à la même heure avec la certitude que la route n'en sera que plus encombrée. Qu'à cela ne tienne ! Ils compteront sur des agents toujours débordés pour leur libérer la route ; ils ne prendront pas le métro pour aller travailler en centre-ville, même quand cela leur coûte moins d'argent et moins de tracas. Et c'est les insulter que de leur demander de laisser la voiture au moins les dimanches et les jours fériés !
Il n'y a pas de fumée sans feu ! Mais les citoyens ne se bousculent pas toujours de gaieté de cœur ni par amour de la bravade ou de la perversité. On les y force par moments : comment voulez-vous que les gens ne se poussent pas- et très dangereusement - quand les bus qui les transportent sur le lieu de travail ou les ramènent chez eux ne respectent pas les horaires, ne sont pas disponibles en nombre suffisant ou bien ont une capacité de transport très réduite ? Comment éviter la bousculade dans les administrations quand les guichets que l'on sait très sollicités sont beaucoup moins nombreux que les guichets inactifs, quand le personnel est trop lent ou franchement incompétent, quand il n'y a pas de salle d'attente ni de bancs en nombre suffisant pour respecter dans un semblant de confort l'ordre de la priorité, comment ne pas se résigner à l'anarchie quand justement les fonctionnaires eux-mêmes enfreignent le système des priorités et servent les derniers arrivés avant les premiers ? Dans les bureaux de poste, on ne respecte plus aussi rigoureusement qu'il y a quelques années les calendriers des paiements des pensions et des salaires, tout le monde est payé en même temps ; ce qui donne tout naturellement lieu aux poussées les moins pacifiques. Pendant les fêtes, les différentes formes de mobilité sont très mal gérées par les services qui en sont chargés et ce en raison du manque de moyens en particulier. On ne sait pas non plus maîtriser les afflux humains dans les stades et pendant les festivals. La mauvaise organisation d'un gala peut entraîner des débordements dramatiques ; le souvenir du gala de la Star Academy à Sfax est encore frais ! Dans les écoles et les lycées, on apprend de moins en moins aux élèves à se tenir en rang avant d'entrer dans les salles de classe et avant d'en sortir. Les surveillants qui faisaient régner l'ordre dans les couloirs et la cour de l'établissement sont nommés à d'autres postes. On ne recrute plus cette « espèce » de fonctionnaires en voie de disparition. Si l'on est trop serrés sur les plages, c'est aussi parce que l'on grignote chaque été une parcelle de plus sur cet espace pour la céder aux privés nantis. Même dans l'eau, on n'est pas à l'aise à cause de ces multiples engins bruyants, polluants et dangereux qui rôdent tout autour comme des requins mécaniques. D'autre part, les grandes villes sont surpeuplées et toutes les politiques pour sédentariser les habitants des campagnes et des villes de l'intérieur n'ont réussi qu'à limiter les dégâts de l'exode. Le déséquilibre économique entre les régions, les inconvénients géographiques et climatiques ne sont pas pour faciliter les choses en matière de lutte contre la ruée vers la capitale ou les zones côtières. Vivement la campagne dans ce cas, vivement l'immensité des plaines, l'altière hauteur des montagnes et l'immensité des déserts ! Et tant pis pour les commodités de la City, pour les Lumières de la ville et pour la « rassurante » compagnie de leurs habitants !