Je connais une ville où les radins n'ont rien à envier aux avares d'El Jahedh ni à celui de Molière. Monsieur K est de ceux-là. Son fils était de ma génération et nous suivions nos études dans le même lycée. Un jour, il fut victime d'un accident qui lui engendra une fracture à la jambe. Il devait être hospitalisé pour quatre semaines. Voilà qu'un de ses camarades qui avait quitté le lycée deux ans auparavant, le retrouve à l'hôpital. Il avait suivi une formation accélérée et était devenu infirmier. Il fût donc aux petits soins de son camarade alité. Au bout de deux semaines, le médecin voyant que le malade était en voie de guérison rapide, n'opposa aucun obstacle quand l'infirmier lui demanda que s'il le jugeait bon son camarade serait sûrement heureux de finir sa convalescence chez lui, entouré de sa famille. L'infirmier était aux anges. Il annonça la bonne nouvelle à son camarade et à peine son travail achevé, il courut chez la famille du malade pour la mettre au courant. Ses parents et ses frères seront à coup sûr, agréablement surpris par cette nouvelle. Il frappa à la porte. Une voix grave et tranchante lui demanda ce qu'il voulait, sans que la porte, soit ouverte. Il se présenta et résuma la raison qui l'a fait venir et l'action qu'il a menée pour que le séjour de leur fils à l'hôpital soit écourté de deux semaines. La porte s'ouvrit à ce moment-là, et le pauvre infirmier pensa que le père suivi de toute la famille allait le remercier...et peut-être même l'inviter à prendre un petit café chez eux. Quel ne fût sa surprise quand il vit Monsieur K foncer dans sa direction brandissant avec fureur un gourdin, écunant de rage et qui hurlait : "Deux semaines en moins, fils de chien, pourquoi ne l'as-tu pas laissé manger à l'hôpital. L'infirmier ne trouva refuge que dans la fuite et jura de ne plus jamais s'approcher du quartier où vivait Monsieur K. Dans ce même quartier, il y avait une petite place où étaient plantés trois palmiers et où le cafétier du coin installait des sièges et des tables à la belle saison. Quand un des garçons venait demander à Monsieur K. ce qu'il voulait boire, Monsieur K répondait sèchement "rien". Quand le garçon insistait et lui demandait de quitter la chaise s'il refusait de consommer, Monsieur K répondait que ce quartier était le sien, que les palmiers ont été plantés par son arrière grand père et qu'il avait ramené sa chaise avec lui de chez... lui. Argument choc ! Quand pour le taquiner l'un d'entre nous voulait offrir un café, il refusait avec ombrage "Pourquoi dépenser ton argent, mon enfant ?" Mais il suffisait d'insister un peu pour que Monsieur K accepte enfin l'offre et quand le garçon lui demandait combien de morceaux de sucre il voulait dans sa tasse de café, il demandait à combien il avait droit. "Trois ou quatre, répondait le garçon. "Alors donne-moi quatre" ordonnait Monsieur K. Le garçon parti, Monsieur K mettait la main à la poche interne de sa blouse, sortait un mouchoir en tissu dans lequel il enfermait les quatre morceaux de sucre et sortait d'une petite boîte une petite pastille de faux sucre pour diabétique dans son café. Monsieur K s'accoudait alors fièrement à sa table pour siroter son doux breuvage et les garçons de café n'avaient pas intérêt à l'approcher ce jour-là... puisqu'il avait consommé. Faudrait-il signaler que Monsieur K avait deux garçons et que l'aîné d'entre eux qui devait partager le même plat quotidien que son frère, raflait quasiment toute la ration. Chose qui a fait que, devenus adultes, l'aîné était grand et fort mais avait gardé la manie de manger rapidement et à la sauvette quand il mangeait même s'il était seul et que le second était famélique, bavait tout le temps parce que la faim qui l'a torturé durant son enfance n'a jamais plus voulu le quitter.