Une heure d'attente avant l'ouverture des portes, c'est franchement un peu too much. Mais le cœur y était et flanqué d'un acolyte revêche au 4ème Art, nous brûlons ces longues minutes d'attente en charriant en aparté quelques spectateurs appartenant dans leur grande majorité au monde du spectacle ou de la presse. Cette langue fourchue qu'est mon compagnon après avoir « cassé quelques centaines de grammes de sucre » sur tel personnalité ou tel couple, résuma la situation comme suit : “Je n'ai jamais vu autant de gens aigris dans un si petit périmètre”. Bonjour comment ça va ? Poignées de mains… bisou… bisou et ne voilà-t-il pas que je tombe sur un ancien directeur de troupe municipale qui s'esclaffe style comédie française. “Ah, c'est toi Ghachem ? Je ne t'ai pas reconnu. Tu as trop changé ! Comme je ne relève rien et que je le regarde droit dans les yeux, il se voit obligé de rectifier le tir. “Changer en bien, je veux dire”. Chose à laquelle je réponds “ce n'est pas votre cas, mon cher”. Et puis, je me détourne et vais me coller contre la porte d'entrée quand s'avancent vers moi, une caméra et une créature (visiblement une animatrice télé) qui après avoir dit dans son micro quelque chose que je n'ai pas trop bien saisi me flanque son micro sous le nez. Je dis “oui quoi ?. Elle se reprend et me demande ce que je pense de la commission d'Orientation. Je reponds “Ah, il existe encore des commissions en Tunisie. Mais c'est très bien. Il faut orienter. Il faut orienter les petits”. Elle rétorque alors contente d'avoir trouvé la faille qu'elle cherchait. “Et vous pensez que leur Jaïbi est un petit” ? Ça volait vraiment très haut. Ces gens de la télé qui font Zaâma Zaâma dans l'humour et le sarcasme sont des pures merveilles. Je perds quand même la peine de répondre que nul n'est grand face à l'Histoire et que par ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi elle fixait Jaïbi avec ce “leur”. Jaïbi appartient à lui-même, à son art et à son public. Et je me dois de vous rappeler que c'est une référence et, pas des moindres dans la petite histoire de notre théâtre”. Ouf ! Je me sentis vraiment libre ensuite. D'autant que vers 20h, les portes se sont ouvertes. Nous sommes donc entrés. Pendant un quart d'heure, les Samalecs, les embrassades et les interpellations d'une rangée l'autre reprirent de plus belle jusqu'au moment où Habib Belhédi avec son inépuisable sourire, intima au public l'ordre de s'asseoir et de se calmer. De sa fenêtre en fond de salle, on entendit Jaïbi crier “Pas de photo s'il vous plait. Habib H'mima ne prend pas de photo, s'il te plait mon enfant”. Evidemment que Habib H'mima ne va pas arrêter un seul instant de prendre des photos. Après tout, il est fait et il était là pour ça. La prise d'otages : L'astuce est si usitée qu'elle pourrait étonner venant d'un metteur en scène comme Jaïbi. La salle reste banalement éclairée et les comédiens commencent à évoluer venant de deux portes d'entrée de la salle. Ils évoluent lentement vers la scène, regardent le public droit dans les yeux, imperturbables. Va-t-il nous faire le vieux coup du public métamorphosé en “chose” de spectacle. Ce sont les comédiens qui regardent et le public est pris au piège. Heureusement que les choses ne sont pas arrêtées là. Au bout d'un moment, j'avais l'impression que l'astuce était beaucoup plus pernicieuse. Par la façon d'encercler les spectateurs de deux côtés des rangées, Jaïbi a réussi a en faire des otages. Des otages rien qu'à lui pour assouvir encore sa faim d'ogre. Et c'est alors qu'un phénomène incroyable commença à faire boule de neige. Dans le silence, la lumière blafarde de la salle et sous le regard fixe des comédiens, quelqu'un toussa, puis un autre et encore un autre…. Tout le temps que la salle est restée allumée nous avons assisté à une véritable symphonie de toux. On dirait que tout le peuple est malade. C'est peut –être tout à fait dans l'ordre des choses pour des otages. Ils sont généralement jetés dans des caves où la lumière est incertaine, l'humidité corrosive et le silence de rigueur. Alors, on tousse. On passe à peu près une demi-heure sans qu'aucun mot ne soit prononcé. On voit des hommes cravatés et des femmes hétéroclites comme envoûtés par un sorcier ou un hypnotiseur qui les aurait mollement fait asseoir chacun sur une chaise. Ils cauchemardent mais sans rien dire. Seuls leurs membres ou leur corps sont soudainement pris de sursauts mécaniques un peu comme la course d'un poulet à qui on vient de couper la tête. Oh, amnésie, amnésie… quand tu nous oublies ! Pour moi, la pièce aurait pu s'arrêter là. Ma lecture était faite. Mais, c'est connu, Jaïbi n'arrête jamais. C'est un tortionnaire de première et puis sûrement qu'il avait encore faim. Jusque-là je me disais “Jaïbi vient encore de frapper”. Je changerais d'avis en cours de route. Un héros bancal Quelle heure est-il ? Il est huit heures cinquante sept minutes. Monsieur Yahya ! Ce sont deux zombies qui se réveillent péniblement d'une perte de conscience généralisée. On était en train de fêter l'anniversaire d'un grand homme d'Etat. Probablement un Premier Ministre même si la fameuse moue de Marylin Monroe souhaitant bonne anniversaire à son Kennedy de président n'était pas loin. Mais là, on se rend petit à petit compte que c'est juste un Premier Ministre qui vient d'être déchu. Une véritable tornade. Un bombardement High-Tech de mauvaises nouvelles. Il est arrêté, séquestré dans un asile psychiatrique où l'équipe médicale est, à une exception près, formée de policiers ou d'agents au service de l'Etat. Trahison, populisme, flirt avec l'islamisme, avec le pan-arabisme, la pseudo-démocratie, les pseudo-libertés, le pseudo-syndicalisme, le pseudo-pseudo…. Encore une histoire d'Arabe pour ne pas changer. Jaïbi me l'a dit à propos de “Arab”, “Nous enfonçons toujours le même clou ». Oui mais c'était “Arab”. Un monument ! “Amnesia” quant à elle manque de robustesse, de finesse esthétique et surtout de souffle… de feu. La pièce n'est pas encore toute à fait née. C'est comme des bébés qui sortent avant terme, au septième mois. Leur survie est incertaine mais s'ils dépassent la période fragilisante des débuts, ils seront sauvés. Depuis quelques temps et surtout avec “Khamsoun” les pièces de Jaïbi semblent évoluer avec le temps et le public. Chose qui était imaginable à l'époque du Nouveau Théâtre. Ces zones étaient strictement interdites. “Amnesie” va-t-elle aller en se bonifiant ? Cela se pourrait bien, même si le personnage central est maladroitement construit et que tous les autres semblent être à son image, hésitants, doutants d'eux-mêmes et virevoltants, courants par ci par là comme pour trouver une assurance dans la fuite. Phrases glanées ça et là… discours politique superficiel… une fin qui n'en finit pas de finir mais malgré tout cela, ne vous étonnez de ce que je vais vous dire, je suis resté jusqu'à la fin non par respect ou par devoir, mais tout simplement parce que j'ai quelque part aimé cette pièce pauvre, fatiguée, maladive, redondante mais …qui me ressemble… qui vous ressemble…