De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI –La schizophrénie d'un peuple sous l'emprise d'un régime qui garde toutes les libertés pour lui. Tel est le thème de « Yahia Yaïch – Amnésia », la dernière pièce du couple Jaïbi et Baccar, créée depuis moins d'un an. Une histoire de combat qui prend tout son sens à la lumière des récents événements que connaît la Tunisie. «Amnesia» figurait depuis longtemps dans la programmation du Théâtre de l'Agora (Scène nationale d'Evry et de l'Essonne, en banlieue parisienne) où elle a été présentée à un public majoritairement français, et désormais averti, le vendredi 21 janvier 2011. Rien de plus réjouissant pour une troupe qui a maintenu son engagement, alors que l'angoisse du peuple tunisien dénaturait encore sa joie. Ils portaient la voix d'une patrie fière, aux yeux pleins de rêves, enfin réalisés, à réaliser, à faire aboutir, à protéger par le sang et les cendres. Ce soir-là, c'était la voix de ces comédiens, soufflés sur scène par le talent des plus visionnaires des dramaturges tunisiens, et qui prenaient vie comme se matérialise un cauchemar national. Une voix jaillie comme un cri qui filtre entre les doigts de la main sanglante plaquée sur la bouche. Le ton est donné à partir de cette séquence burlesque où les personnages, assis et alignés au bord du plateau, luttent contre le sommeil. Mais ils dorment, finalement. Ils sursautent, tombent, gesticulent, et cela donne une impression de désordre qui va régner sur toute la pièce. Car tous les repères sont ébranlés. En premier, ceux de Yahia Yaïch (Ramzi Azaïez), homme politique qui, suite à son limogeage, se retrouve empêché de quitter le territoire, cette « république dattière », alors que l'on se prend à sa famille. Abandonné par tout le monde, il est mis en résidence surveillée, avant d'être transféré à un hôpital psychiatre suite au mystérieux incendie de sa bibliothèque où il s'était enfermé. Dans cet H.P. où il ne reconnaît plus personne, il est interrogé – par des médecins, par des policiers, on ne sait plus – sur cet « accident » dont il est sorti amnésique… Sont soulevées alors toutes sortes de questions dont, étonnamment, aucune ne nous paraît déplacée, tant cette atmosphère de chaos peut tout supporter et mélanger. C'est une explosion de voix, de musique, de gestes, de lumière, de temps et d'espace. Plus rien ne peut contenir cette vague qui se soulève et qui s'effondre, se répandant dans tous les sens… tel un mouvement populaire. Il y a l'injustice, l'opportunisme, la traîtrise, le mensonge, la colère, la dérision, l'autodérision, le silence, le ras-le-bol (quel cri de colère poussé par la femme enceinte au nom de son fœtus de quatre ans qui refuse de naître dans un monde où il n'aura pas sa place !), la pression, la torture, les rapports de force, la peur, le courage, la médiocrité – comme celle de la journaliste (Jalila Baccar) qui rêve encore de libérer sa parole étouffée depuis le jour où elle a commencé à exercer –, etc. Un chœur se forme autour des personnages principaux, non pas pour les plaindre, mais pour chanter sa propre détresse. Yahia Yaïch en est le réceptacle. C'est aussi autour de ce dernier que tournent les silhouettes noires traînant leurs chaises, des sortes de mouches sartriennes, des Erinyes lancées pour le persécuter. Big Brother Ainsi, après s'être attaqué à la folie (celle d'un personnage, certes, mais aussi d'un peuple qui, prenant conscience de son impossibilité de vivre, sombre dans la démence) dans « Junun », ensuite à la menace de l'intégrisme religieux ainsi qu'à la barbarie des forces de l'ordre dans « Khamsoun – Corps otages », c'est un état des lieux plus panoramique, plus direct et immédiat, au fond du nombril crasseux que l'on s'empresse de couvrir, qu'établissent Baccar et Jaïbi. Des questions qui gênent. Autant que gênent ce regard et ce rictus avec lesquels les comédiens, empruntant les couloirs entre les sièges, fixent le public avant de monter sur scène. Nous, spectateurs, sommes regardés, dominés, contrôlés. Complices de ce silence dans lequel nous regardons la mascarade se poursuivre et se moquer de nous. «Big Brother is watching you.» Il y a d'ailleurs quelque chose d'orwellien dans les gestes des comédiens qui, sur un rythme quasi-militaire, réarrangent l'espace entre les scènes (un jeu de chaises en délimite le cadre). Des automates aux comportements bien déterminés, à la parole calculée. Des uniformes austères, noirs ou blancs. Des messes basses, des conciliabules. Des gens forcés à parler à l'abri des regards pour pouvoir dresser leurs plans de liberté probablement foireux. Et puis ce tourbillon, ce malstrom rythmé par des coups de feu, où tout le monde va dans tous les sens, ressortant tous les costumes et les accessoires qui auront servi à la tragi-comédie, où le comique exacerbe le tragique. Plus aucune notion du temps ni de l'espace. Oui, nous sommes en pleine schizophrénie. En amnésie délibérée, forcée et finalement assimilée. Une tradition de l'oubli avec laquelle se clôt la pièce, dans un retour à la normale, à la quiétude. Quand l'édition du Journal télévisé célèbre l'anniversaire quotidien de Yahia Yaïch. Joyeux anniversaire. Happy birthday, Mister President.