Onze comédiens(nes) tunisien(ne) s, accompagnés de leur metteur en scène, faisant comme un seul homme le V de la victoire, à l'heure des saluts : l'image était belle et l'émotion palpable, vendredi 28 janvier au soir, au Théâtre national de Bordeaux. Jalila Baccar, auteure et comédienne, et Fadhel Jaïbi, metteur en scène, figures de proue d'un théâtre tunisien indépendant, venaient de présenter leur pièce, Amnesia, dont la dimension prémonitoire sautait à la figure, un mois après le début de la révolution. Le couple l'a créée en avril 2010 au Mondial, son théâtre de Tunis, cette pièce qui raconte la chute d'un dictateur, et le long cauchemar en forme de jugement qui s'ensuit pour lui. "Fadhel voulait faire le procès de Ben Ali, et moi je voulais faire celui du peuple, à mon sens amnésique et apathique, s'amuse Jalila Baccar. Finalement, nous avons fait un mixte des deux. Mais nous avons eu un mal fou à trouver les mots pour dire ce que nous avions envie de dire : il nous a fallu du temps pour casser une forme d'autocensure inconsciente, que nous n'avions pourtant cessé de combattre depuis toujours." Jouée à guichets fermés pendant deux mois, Amnesia a passé par miracle le barrage de la censure, ce qui n'avait pas été le cas de la pièce précédente du couple, Corps otages (que l'on a pu voir au Théâtre de l'Odéon, à Paris, en 2006). "Depuis trente ans que nous enfonçons le même clou d'un théâtre citoyen et résistant, ancré dans l'ici et maintenant, nous avons eu d'innombrables soucis avec la censure, rappelle Fadhel Jaïbi. Mais, au moment de la création d'Amnesia, le ministre de la culture avait changé : c'était un ancien homme de théâtre, qui n'a pas voulu trop nous embêter..." Pour autant, la pièce, qui passe en revue tous les maux de la Tunisie de Ben Ali, du népotisme à la corruption en passant par les difficultés économiques et la surveillance policière, n'a pas fait l'objet de comptes rendus dans les médias officiels : elle a pourtant joué le rôle d'un véritable forum, malgré la présence de trente ou quarante policiers par soir dans la salle de 450 places. "Notre situation était emblématique de ce pays schizophrène, analyse Fadhel Jaïbi. Nous étions tolérés par l'Etat, notamment parce que nous tournons beaucoup à l'étranger, et que nous avons servi, comme quelques autres, d'alibi et de vitrine à ce régime qui savait si bien soigner sa carte postale. Nous touchions des subventions. Mais, parallèlement, nous étions interdits de séjour dans les médias officiels depuis dix ans." Le couple, qui a hâte de rentrer à Tunis pour vivre une révolution qu'il suit à distance, depuis le 15 janvier, pour cause de tournée française, reconnaît s'être trompé sur la jeunesse tunisienne : "On la trouvait dépolitisée et démobilisée. On a fini par comprendre qu'elle portait d'autres rêves que ceux qui étaient les nôtres au même âge." Comme beaucoup d'artistes et d'intellectuels tunisiens, Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar sont partagés entre l'optimisme et la crainte d'une "OPA" lancée sur la révolution, non pas tant par les islamistes ("pas en Tunisie") que par le "gouvernement économique mondial". La meilleure manière d'intervenir dans les événements, pour eux, c'est de continuer à faire du théâtre, en toute indépendance. Jalila Baccar a refusé le poste de ministre de la culture, qui lui avait été offert avant d'être proposé à la réalisatrice Moufida Tlatli. Fadhel Jaïbi, lui, n'acceptera pas la direction du Théâtre national, institution selon lui "gangrenée jusqu'à la moelle". "Nous serons plus utiles à la place où nous sommes, assurent-ils en souriant. A 65 ans, nous allons voter pour la première fois de notre vie. Nous avons envie de créer un nouveau spectacle avec ces jeunes qui ont fait la révolution, pour leur donner la parole. Quant à Amnesia, il poursuit sa route : le spectacle part prochainement en tournée au Maroc, au Liban, en Syrie, en Jordanie et, plus tard seulement, hélas, en Egypte." (D'après Le MONDE du 31 janvier 2011)