Douze jeunes marocains, sous la direction des Suisses Martin Zimmermann et Dimitri de Perrot, ont triomphé dans la programmation In du Festival d'Avignon. Entre acrobaties, danse, chant et gestuelle théâtrale, a été dressé un subtil portrait réaliste de la jeune génération marocaine. Tanger a parlé à la cour du Lycée Saint-Joseph, en Avignon. Elle était jeune, elle avait une voix de corps, une douzaine de corps, garçons et filles… Dix garçons et deux filles… Génération marocaine de l'an 2010. Le quotidien a été dansé, mimé, caricaturé, parfois magnifié, grâce à un intelligent montage des codes du cirque et du théâtre contemporain, et de tout ce qui est exploitable, en l'occurrence, des capacités qu'a le corps de se mouvoir et de s'émouvoir tout en art. Comme savent si bien le faire Zimmermann et de Perrot, l'un décorateur de formation et l'autre DJ autodidacte diplômé des Beaux-Arts. Ils avaient décidé de s'associer pour inventer ensemble des spectacles où ils pourraient « fusionner musique, cirque, danse et arts visuels ». C'est ainsi qu'ils arrivent à créer des spectacles hybrides, originaux, et si impressionnistes. Comme « Chouf Ouchouf », pour lequel les deux complices ont accepté de diriger le Groupe acrobatique de Tanger. Traduction officielle du titre : « Regarde et regarde encore ». C'est qu'ils en mettent plein la vue aux festivaliers. Chaque détail est à observer et à « ré observer », et par là tous les sens sont sollicités, jusqu'à aller au plus profond des sentiments. Le fort du couple Zimmermann-de Perrot, tel que l'expliquent les organisateurs du festival, ce sont les décors mouvants « qu'ils créent et peuplent de personnages, souvent seuls, qui se croisent, échangent et se séparent, sans dire un mot, exprimant leurs sentiments par le biais de leur seul corps ». Le décor de « Chouf Ouchouf » consiste en de hauts parallélépipèdes creux qui glissent sur la scène selon une chorégraphie bien pensée, en accord avec les mouvements des circassiens, et surtout avec les scènes que ces derniers composent, les thèmes qu'ils dansent ou chantent. Le décor n'est pas qu'un accessoire ; il devient personnage, et ce n'est rien d'autre que la ville de Tanger elle-même, qui entoure les jeunes Marocains de ses murs, les recouvre, les enferme, parfois les rejette, les protège de temps en temps, les étouffe, les libère, les perd, les fait perdre… Ce décor, associé à la lumière, rend possible un jeu très intéressant d'apparition-disparition, qui permet aux personnages de se transformer, de parler, et de dresser par petites touches, tantôt de présence, tantôt d'absence, ce portrait de la jeune génération marocaine. Une jeune génération qui est là, mais déjà si loin. Quelque chose de magique se dégage du mouvement du décor et des corps, une certaine poésie de la douleur, un goût doux-amer. « Peut-on magnifier le quotidien pour en faire une œuvre de théâtre ? » interrogent les organisateurs du festival en présentation du spectacle. Sûrement, voudrions-nous répondre. Et c'est bien là la meilleure façon qui ait été trouvée pour pouvoir rendre compte d'une réalité pas très joyeuse. Car il y a, certes, l'exultation des corps qui se meuvent, s'emboîtent, s'escaladent, se lancent dans les airs; mais la mélancolie est là, palpable, quand, sans parole, mais seulement avec le chant et les acrobaties, sont évoqués les maux d'un pays tel que le Maroc : le malaise des jeunes, leurs rêves cassés, et certains des choix qui s'offrent à eux, comme l'intégrisme religieux ou la fuite… « Chouf Ouchouf » est une nouvelle forme de théâtre, mais ce n'est pas que du théâtre. Et c'était sûrement un des moments les plus forts de la programmation officielle du Festival d'Avignon. Nous en sommes sortis avec une impression de flottement et la pensée indicible d'avoir vu là quelque chose de tristement beau.