Dans ce roman par lettres, Anouar Attia ressuscite un genre depuis des décennies passé de mode. Mais ce choix convient merveilleusement bien aux intentions de l'auteur : il s'agit pour l'héroïne de se dévoiler à son correspondant, de se mettre à nu à la demande de cet ami qui voudrait tant la connaître toute, connaître son histoire, ses racines, son passé en propre, son présent en évolution, ses amitiés, ses amours… Pour « se dé-couvrir », qui plus est devant son ancien professeur, pour lever le voile sur les pans restés secrets de son histoire et de sa chair, Loulou'a (c'est son nom) se devait d'adopter un procédé pudique qui conserve l'intimité des vérités révélées tout en les libérant des tabous qui les comprimaient, qui les étouffaient. Il y a donc aussi ce besoin et ce plaisir de se dire, de se libérer du poids de l'indicible tout en sachant que le destinataire des confessions n'abusera pas de cette franchise et mesurera les bienfaits de cette délivrance. Une psychanalyse à distance, si l'on veut ; une introspection sur commande également mais surtout un jeu de glisse sur les mots, mieux, un partage des mots entre un homme et une femme, entre soi et l'autre et par moments même de soi à soi ! L'inestimable trésor Né du besoin de connaître et de comprendre, « L'Histoire et la chair » propose un questionnement sur le sens de l'amour et de l'amitié, une réflexion sur la différence qui n'est guère opacité ni rejet. Les réponses aux interrogations posées y sont données par l'élève à son maître, dans un dialogue ouvert et franc de bons « entendeurs ». Mais le roman est allégorique comme l'est parfaitement le nom de l'héroïne ; en voulant percer le secret de sa Loulou'a (perle), l'initiateur de la correspondance se passionne en réalité pour la découverte ou la redécouverte de cette autre entité chère, mais méconnue : sa Tunisie si proche et si lointaine. En remontant le temps avec l'étudiante angliciste et en revivant des étapes heureuses ou malheureuses de sa vie, le lecteur s'invite à un voyage dans le passé et le présent d'une nation en mutation, donc encore fragile et exposée à tous les périls dont il faut néanmoins la préserver. « L'Histoire et la chair » traite sans doute aussi de la condition féminine en Tunisie et des acquis réalisés en un demi-siècle d'indépendance, mais il souligne avec autant de force la précarité de ces acquis face à la montée des idéologies rétrogrades. « Loulou'a » est en définitive un héritage séculaire dont il faut prendre soin d'une génération à l'autre. Sans quoi, la perle perdrait de son éclat et retrouverait sa coquille dans les profondeurs abyssales des océans tumultueux. C'est pour éviter ce destin à son pays bien-aimé qu'Anouar Attia rapporte les lettres de son héroïne que l'on peut lire toutes comme de précieux témoignages historiques et sociaux, et en même temps comme des mises en garde contre l'abandon du trésor inestimable dont nous disposons : « cette bonne terre de Tunisie » ! L'auteur Anouar Attia est agrégé de la Sorbonne en Lettres anglaises. Actuellement à la retraite, cet universitaire tunisien a enseigné à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis (Boulevard du 9 Avril), à la Faculté des Lettres de La Manouba et à l'Ecole Normale Supérieure de Tunis. En plus de ses travaux académiques publiés en anglais et du présent roman, Anouar Attia a écrit en français « De A à T, ou Reflets changeants sur Méditerranée » (Publisud, PAris/ Chems éditions, Tunis, 1987) et « Hayet ou la passion d'elles » (Cérès éditions, 2002, qui a obtenu le Comar d'or la même année). Badreddine BEN HENDA (*) L'Histoire et la chair, d'Anouar Attia, Editions Sahar, prix public 12 dinars tunisiens (12 euros).