Le pire que l'on craignait ne se produisit donc pas, mardi soir sur la scène de Carthage. Sabah Fakhri parvint à terminer son concert qu'il prolongea même d'une bonne dizaine de minutes pour régaler, depuis la chaise où il s'était affalé dès les premières minutes du spectacle, un public compréhensif, indulgent et divinement artiste ! Après avoir chancelé en voulant exécuter un de ses tours de danse habituels, Sabah Fakhri dut certes se rendre à la cruelle évidence de son âge avancé et de ses forces ostensiblement amoindries, mais il fallait bien plus pour ébranler sa foi en son art et pour entamer cette voix prodigieuse restée presque intacte malgré le poids des ans. Ce fut, par moments, la soirée de l'émotion tendre et pathétique ; Sabah Fakhri tint néanmoins à la transformer en soirée du défi, du courage et de l'abnégation. Ce monstre sacré de la chanson arabe classique, ce merveilleux ambassadeur et interprète du patrimoine musical syrien et oriental se produisit d'abord en défenseur dévoué du grand art et du bon goût. Son frêle corps défaillit, mais pas au point de le décourager dans l'accomplissement de sa noble mission. Les jeunes choristes de l'orchestre et les 10.000 spectateurs totalement acquis à la cause du chanteur vinrent à sa rescousse pour honorer leur idéal artistique commun. A 77 ans, Sabah Fakhri pouvait encore mettre en délire une foule aussi nombreuse avec ses refrains de toujours. On songe bien sûr à Charles Aznavour qui, à 85 ans, tient encore la barre; mais le registre dans lequel chante l'artiste français est certainement moins éprouvant pour ses cordes vocales et pour ses poumons que les « adwar » et « mawawil » exécutés depuis plus d'un demi-siècle par la vedette syrienne. Toujours est-il que ces deux bons vins nous procurent encore l'ivresse qu'on attend d'eux. Même à genoux ou sur une civière, ces icônes du beau chant et de la musique universelle baissent difficilement pavillon lorsqu'il s'agit de la survie du grand Art ! Chapeau bas à ces missionnaires du Beau que nous porterons indéfiniment dans nos cœurs, qu'ils aient vingt ou cent ans !