On dit souvent que « les grands esprits se rencontrent entre eux ». Reste à espérer que la rencontre soit heureuse, qu'elle soit aboutie, qu'elle débouche sur du beau, que l'intemporel devienne une raison de plus pour fixer ce qui tend à fuir comme du sable entre les mains. C'est-à-dire le temps. Car, quand cela advient, et c'est le cas ici, c'est un triomphe remporté contre les ombres de l'oubli, et une manière de fidélité envers ces lieux de mémoire, qu'un peintre venu d'ailleurs, installé sur une terre qu'il a tôt fait d'aimer, a inscrit sur sa palette, ébloui par sa lumière, et définitivement conquis grâce à cette mystérieuse alchimie qui fait que l'on s'attache à une terre, et que l'on accepte d'y poser ses bagages, convaincu que l'on est enfin rentré chez soi. Alexandre Roubtzoff né à Saint Petersbourg en 1884, s'est éteint à Tunis en 1949. Bien de l'eau est passée sous les ponts et son œuvre résiste à l'usure. Mais il faut un « passeur » à chaque fois qui accepte de faire le lien entre les époques, intelligemment, et avec ténacité, pour ne pas embrouiller les « fils de l'écheveau », afin de dépoussiérer un legs précieux, et de poser ses pas, avec émotion, dans ceux de l'artiste, comme on suit un parcours initiatique, qui doit nous mener là où on devait être. Et pas ailleurs. Une manière de transmission en somme… Jacques Pérez natif des lieux, et également amoureux de sa Tunisie a choisi d'être ce passeur formidable, qui prend les devants avec son appareil photo, pour partir sur les traces de Roubtzoff, dans les dédales de cette médina dont il n'a eu de cesse d'arpenter tous les coins et recoins, partageant le même attachement indéfectible à ces lieux d'élection comme à la pérennité de l'Art, pour offrir aux amoureux de Roubtzoff, comme à ceux pour qui la médina compte comme un cœur battant, quelque chose qui a valeur d'âme. Le cadeau inestimable d'un livre : « La Médina de Tunis et Alexandre Roubtzoff », en compagnie de Jamila Binous, historienne, qui remonte, pour éclairer le lecteur, le temps à rebours, racontant une ville, qu'Alexandre Roubtzoff a dessiné et peint, et dont les photographies de Jacques Pérez contribuent à restituer, avec le souvenir, toute la splendeur. Mais il faut, pour y accéder comme lui, la regarder d'abord avec les yeux du cœur. Entretien
Le Temps : Comment vous est venue l'idée de ce livre ? Et comment l'avez-vous appréhendé ? Jacques Pérez : Un cheminement, le hasard des rencontres, et particulièrement ici en l'occurrence, celle avec Paul Boglio, le bon génie qui veille sur l'œuvre et la mémoire de Roubtzoff, ont fait que je me sois attelé avec beaucoup d'enthousiasme, à l'aventure de ce livre, sachant que l'entreprise est toujours difficile, et hasardeuse. Et qu'elle demande beaucoup de souffle. Comment on a imaginé et conçu le livre ? C'est très simple. Quand tu fais un livre, tu te dis toujours qu'il faut coller à un fil directeur, quelque chose qui permette d'entrer dans le vif du sujet, de guider le lecteur aussi, vers ce à quoi tu veux l'inviter, sans qu'il se perde dans un labyrinthe, obscur et touffu, dont il ne verrait pas la fin. Trouver le fil d'Ariane en somme, pour démarrer une aventure toujours passionnante qu'est l'aventure d'un livre, indépendamment du sujet qu'il traite. Même si c'est le sujet, par la suite, qui impose sa loi. Par quel bout le prendre, par où commencer ? Quand j'ai fais « Dar El Kamila », c'est élémentaire, il fallait entrer par le jardin, le visiter, visiter la maison, et ressortir par la suite par ce même jardin. Pour « Les bijoux de Tunisie », le choix était de raconter les bijoux, de la tête aux pieds : le collier, les bracelets…, et jusqu'au Kholkhal. Pour « Sidi Bou Said », l'option fondamentale c'est de flâner, bifurquer, et d'aller vers la mer… S'agissant de la médina par contre, ça paraissait d'emblée plus complexe : forme oblongue, très enchevêtrée, très riche aussi, mais il fallait attraper le bon bout, ne pas se tromper d'itinéraire. J'ai cependant la chance de bien la connaître. Et il était clair pour moi qu'il fallait délimiter trois points essentiels. Ici en l'occurrence, « Sidi Mahrez » (l'ombre tutélaire de la ville) : c'est un morceau de la ville qui est plus bas, plus animé, plus populaire ; « La Grande Mosquée Ezzitouna » (Au cœur de la Cité), avec ce que cela implique comme symbolique pour la religion, le pouvoir, les commerces environnants ; et « Tourbet El Bey » (l'histoire en sa demeure), quartier construit par les Andalous, avec des rues qui sont plus larges, des murs aveugles, un côté riche et opulent que n'ont pas les autres quartiers. Et c'est à partir de ces trois parties que nous avons organisé ce livre. Elles ne sont pas hermétiques cependant, et il fallait commencer par décrire à chaque fois le bâtiment principal, la structure des rues, les passages, les impasses, les architectures, et les activités humaines autour de cet espace. Avec une vision, en même temps historique, et contemporaine des activités.
Comment avez-vous opéré pour inscrire les dessins de Roubtzoff dans ce livre sur la médina, qui est en même temps la médina, telle que lui, a pu la ressentir, et telle qu'il l'a restituée à travers ses œuvres ?
Ce qui a donné la colonne vertébrale du livre, c'est d'abord la médina, et ensuite les dessins de Roubtzoff, l'œuvre de l'un éclairant l'autre, et vice-versa. Mais les dessins de Roubtzoff justement, c'est quelque chose de considérable. C'était en 1944, et il voulait coûte que coûte conserver la trace d'un passé. C'était son présent, et il anticipait déjà le futur. Il s'y est attelé passionnément au mois d'août de cette année-là, comme le rappelle Patrick Dubreucq dans le catalogue de l'exposition, en entreprenant une série de quarante-cinq vues de la médina. Il est mort cinq ans après. Mais moi en réalité, je n'avais pas du tout l'intention de faire dans l'immédiat, un livre sur la médina. Mais j'ai pu avoir accès aux dessins de Roubtzoff. Et c'est une chance inouïe ! Car ces dessins-là étaient d'une perfection absolue ! Il y avait un sens aiguisé de la perspective, des détails, une maitrise impressionnante de la lumière. Et Roubtzoff les avait annotés, et également situés dans l'espace, avec des légendes en caractère arabe de surcroît. Les dessins sont inscrits, compris dans les photos. Et à une ou deux exceptions près, je n'ai pas fais le jeu de l'avant et de l'après. J'ai plutôt placé des repères, des contrepoints…
Le livre est sorti en même temps que se tenait l'exposition consacrée à Alexandre Roubtzoff…
Effectivement. Conjointement à la sortie du livre, le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, et l'Institut Français de Coopération, ont organisé à la Maison des Arts du Belvédère, l'exposition des dessins que l'on trouve dans le livre, et des tableaux du peintre, provenant de collectons privées et de l'Etat tunisien. C'est un évènement très important, parce que l'on ne convoque pas les figures de l'Orientalisme en Afrique du Nord sans que le nom de Roubtzoff ne s'impose, quasi naturellement pour la Tunisie. Comme Dinet pour l'Algérie, et Majorelles pour le Maroc.
Combien avez-vous mis de temps pour faire ce livre ?
Il a fallu trois ans. Il y a certes les dessins de Roubtzoff, les photographies bien sûr, mais aussi le texte d'une grande historienne : Jamila Binous, et le talent d'un grand metteur en pages Paul Adrian Vaughan, sans qui le livre naviguerait à vue. Et puis il y a Simpact, qui apporte des technologies d'avant-garde pour l'impression. Parce qu'un livre, c'est toute une chaîne, c'est une technologie de pointe. Il y a un côté somptueux dans les pages, qui fait que l'on est heureux d'avoir le livre entre les mains. Avec le vernis à chaud pour que les pages ne gardent pas les traces des doigts, etc. Tout ça est très important. Mais vous savez trois ans, avec des allers-retours. On ne peut pas non plus se lancer dedans au petit-bonheur la chance. La photographie c'est un travail ; il faut aller vers le sujet, il ne vient pas vers toi. Parfois il faut revenir deux fois avant de pouvoir prendre la photo. Le temps d'évaluer la lumière, de saisir le détail essentiel…
Est-ce que vous avez eu recours à d'anciennes photos de la médina, et comment avez-vous croisé le regard de Roubtzoff pour ce faire ?
La plupart bien évidemment sont récentes. Ce n'est pas une compilation d'anciennes photographies. Pour ce qui est de la vision de Roubtzoff, je crois que c'est la même que la mienne. Il pose un regard sur les choses et sur les gens. Il veut aller jusqu'au bout de sa compréhension. C'est un regard attentif et curieux. Lui a essentiellement un regard d'ethnographe. Quand il dessine la chéchia, le burnous, il les dessine sous toutes leurs coutures, avec les différentes façons de les ajuster. Et il a en même temps le souci de sauvegarder tout ça. C'est encore plus visible quand on consulte les dessins qu'il a fait dans le sud tunisien. J'ai eu la chance de les découvrir et c'est impressionnant ! Des détails complets des tatouages, des costumes, des tentes… Et le plus important, outre son talent indéniable de dessinateur, c'est qu'il avait l'art de révéler le détail qui fait la vie. Et ça, ce n'est pas donné à tout le monde. C'est en même temps un travail formidable pour le futur. Il a été fasciné par cette lumière, et par ce pays qui le lui a bien rendu. Ce qu'il faudrait faire, c'est que les étudiants, et tous ceux qui s'intéressent à l'art, aillent voir l'exposition avant qu'elle ne s'achève. C'est un modèle pédagogique vraiment très important. Il faut rappeler aussi que sur le marché de l'Art, bien que Roubtzoff ait peint aussi des tableaux en France, ce sont pourtant ses dessins et ses peintures avec la lumière tunisienne qui continuent à être recherchés. Il faut remercier Boglio de nous avoir fait ce cadeau magnifique. Ça profite, et de la plus belle des façons, à l'image de la Tunisie, de la Médina qui fut sienne, et que l'Etat tunisien s'astreint à revaloriser, pour que ceux qui n'avaient pas eu la chance de la connaître, puissent la découvrir dans toute sa splendeur. Mais il faut la regarder avec les yeux du cœur… Propos recueillis par : Samia HARRAR