On s'en doute, l'ensemble du paysage médiatique tunisien doit être redessiné. Cela nécessitera certainement du temps, et les Tunisiens ne peuvent se contenter de nouvelles nominations à la tête des médias nationaux ou d'accorder des agréments à de nouveaux médias. Car on ne sort pas aisément de 23 années de censure et d'autocensure, pas plus que l'on accède en quelques semaines à un journalisme indépendant et de qualité. Les Tunisiens restent pour le moment méfiants et circonspects. Quelque 100 récépissés ont été délivrés, depuis le 14 janvier 2001, par le ministère de l'Intérieur pour la création de journaux quotidiens, d'hebdomadaires et bimensuels, de mensuels et trimestriels. Faudra-t-il pour autant que les médias et la presse soient régis par un code qui les rappellerait à leurs droits et devoirs? Certaines voix s'élèvent contre l'idée d'un tel texte même au sein de l'Instance supérieure dirigée par Y. Ben Achour, où l'on avance que tout texte de loi court le risque d'être détourné de son objectif initial. C'est plutôt vers un modèle à l'américaine que souhaitent se diriger certains, la liberté de la presse étant garantie aux Etats-Unis par l'unique Constitution. Le débat reste ouvert, mais quoi qu'il en soit, c'est bien les pratiques journalistiques qu'il faudra aussi revoir en profondeur. Un enjeu crucial L'espace public est sans doute l'un des enjeux cruciaux de l'étape actuelle de la révolution tunisienne. Car c'est dans cet espace que se jouera l'émergence de ce nouveau contrat social. La société tunisienne, longtemps privée d'espace de débat, affrontera l'enjeu de la délibération. Celui-ci est de taille: serons-nous capables d'instaurer ce débat fondateur et inaugurant de la nouvelle société? Serons-nous capables de transformer la multitude d'espaces publics formés à l'ombre de la coercition en une sphère publique où la violence symbolique, l'exclusion et la défiance cèdent la place à l'argumentation, à la confrontation d'idées et à la délibération collective et ouverte par laquelle nous inventons la nouvelle société tunisienne? La gestion autoritaire des médias a précipité la formation d'un "front" public sur Internet, ouvrant la voie à une révolution moderne et à un nouveau contrat social. La gestion autoritaire des médias a précipité l'effondrement du régime Ben Ali. En s'appropriant la télévision comme moyen de propagande et de communication unilatérale et directive, l'ancien régime s'est privé non seulement de canaux d'influence politique, mais aussi de tout moyen de contact avec la société. Durant les derniers jours de l'ancien régime, les ministres s'adressaient aux Tunisiens à travers Al Jazeera... Le journaliste n'est pas encore capable, aujourd'hui, d'accéder à l'information. rien qu'à voir le défilé des portes-paroles des ministères sur les tribunes de presse pour s'en rendre compte. C'est laconique, incolore et inodore. N'allons pas jusqu'à demander l'accès, par exemple, aux archives du ministère de l'Intérieur, aux dossiers de gestion des départements de l'Etat, des sociétés ou des banques publiques et privées pendant l'ancien régime, aux sources de financement des partis politiques actuels, aux comptes du RCD, des associations, du sport ou des collectivités locales... Le vrai débat n'est pas lancé sur l'une des questions cruciales de la transition démocratique : le droit du journaliste d'exercer sa mission sans restriction aucune. Et pour que la presse puisse assurer sa mission contre tous les abus possibles, il est nécessaire d'inscrire la liberté de la presse dans la Constitution et de garantir au journaliste une protection légale. C'est une affaire d'intérêt national car toutes les dictatures ont été bâties sur l'appropriation des médias. Droits reconnus Il faut peut-être une révolution culturelle au moins dans le secteur des médias. Non seulement cela doit se faire au sein des entreprises de presse, mais aussi au niveau des partis politiques qui ont aujourd'hui tout intérêt à revendiquer davantage de transparence, afin de donner plus de consistance à leurs discours et programmes et de proposer des alternatives crédibles. Jusqu'à présent, aucun parti n'a demandé à inscrire l'accès à l'information publique parmi ses priorités et le revendiquer en tant que condition à tout programme de développement humain et de bonne gouvernance. Etant donné le rôle essentiel que les médias sont appelés à assurer pour mettre l'information à la disposition du large public, une attention particulière devra être portée aux questions liées aux droits reconnus aux journalistes. Aucune avancée significative en matière de transparence ne sera réalisée sans un cadre juridique et des dispositifs institutionnels destinés à garantir un bon fonctionnement du système médiatique national. La révolution a réussi à détruire l'ordre médiatique instrumentalisé, mais si l'on veut une démocratie, on doit respecter le droit de dire la vérité, toute la vérité. Rendre effectif ce droit fondamental, c'est donner une nouvelle envergure à la révolution tunisienne. Et seule la Constitution est garante de ce droit.