Nous t'avons entendu, poète de la Constituante, dire ta désespérance, toi qui fus rejeté par une déclaration terrifiante, proférée par un membre de l'Assemblée: "Le peuple n'a pas besoin de poésie !", phrase qui sonne comme un glas, cela nous a fait frémir, nous a glacés. Comment un élu du peuple révolutionnaire peut-il faire une telle affirmation? En a-t-il vraiment saisi le sens ? En a-t-il mesuré la gravité ? Sait-il qu'il parle au nom du peuple qui l'a élu et en a fait son représentant? Est-ce la maladresse d'un inconscient ou est-ce la déclaration pernicieuse et scandaleuse cachant un non dit effroyable, un projet honteux et diabolique ? Est-ce l'annonce d'une tragédie à venir : le rejet, la condamnation et la mort de la culture ? Le travail de sape aurait-il commencé ? Poète de la cité, le peuple t'a fait don de son destin, t'a confié la plus haute des tâches, celle de rêver et d'écrire la Constitution. Tu as répondu à ton bourreau, non sans humour, que tu chercherais une patrie où la poésie serait sacrée. Non, tu ne seras pas l'exilé de l'ignorance, le sacrifié de l'obscurantisme, le marginalisé, l'abandonné, l'oublié, l'étranger. Tes mots ne seront pas étouffés, tes vers ne seront pas étranglés, tes rimes ne seront pas meurtries, ta parole n'avortera pas, ton verbe n'agonisera pas, tes poèmes ne faneront pas, tes vers verdiront et enfanteront mille merveilles. Nous avons perçu ton désarroi face à l'incompréhension et à la menace horrible des ennemis de la culture, prompts à décapiter le verbe dans des formules lapidaires. Non, tu ne te tairas point, ta voix résonnera, sous cette coupole et dans la cité, tu scanderas la liberté. Ta terre est ici, celle de Chebbi, ta voix résonnera plus fort que toutes celles des fossoyeurs de la culture, plus fort que toutes celles des incendiaires des sanctuaires de la pensée, plus fort que toutes celles des assassins du verbe, plus fort que toutes celles des censeurs, des incultes. Tel Sisyphe, tu portes le poids de nos aspirations, de nos rêves, de nos désirs, de nos espérances, de nos envies. Tu portes le fardeau de nos craintes, de nos peurs, de nos angoisses, de nos désenchantements, de nos attentes. Tes mots sont l'expression de nos vies. Ta voix est l'écho de la nôtre, longtemps muselée. Ta voix est l'écho de nos cris, de nos gémissements, de nos complaintes. Ta voix est l'écho de tant de créateurs lapidés par des régimes oppresseurs. Ta voix est celle des poètes victimes de l'arbitraire qui tissèrent les mots enflammés de la résistance. Messager d'un peuple poète, assoiffé de vers, d'allitération, d'assonance, de quatrains, de tercets, de poésie libre, de mots ardents, tu es au cœur de ce commun combat, sans cesse recommencé pour que survive la pensée et exulte le verbe. Nous avons besoin de sons, de musicalité, de mots qui tanguent pour affronter la barbarie et la haine. Nous avons besoin du tumulte du verbe pour exorciser nos craintes et demeurer debout. Nous avons besoin de mots pour épeler et déchiffrer nos vies. Nous avons besoin de mots pour déchirer le voile des ténèbres, pour pétrir des lendemains de lumière. Le peuple a besoin d'eau, de pain mais aussi de la parole libérée et enchanteresse d'un poète menacé.