Par Rachid AISSI - Dans un contexte tout à fait nouveau, dont l'heureux avènement a été suscité par cet air tant attendu de liberté et de démocratie survenu en Tunisie au début de l'année en cours, issu de la révolution pacifique du Jasmin qui a libéré miraculeusement l'ensemble des citoyens, au même titre que l'activité économique prise globalement, du joug de la tyrannie et du despotisme et leur a redonné ainsi leur dignité et leur fierté d'antan, après tant d'années de marginalisation et d'exclusion, les règles de conduite régissant l'économie et la société devraient nécessairement faire l'objet de profondes révisions. Un véritable plan d'assainissement à caractère multidimensionnel s'avère, à ce titre, indispensable et ce, tant au niveau du dispositif législatif actuel qu'à celui des us et coutumes qui ont pris, sous l'ancien régime, de nouvelles formes, imprégnés d'égoïsme excessif, de prévarication et de concussion. C'est que l'assise réglementaire en vigueur et le cadre institutionnel érigé pour en assurer la mise en œuvre, hérités du régime déchu, ont été minutieusement conçus, au fil des années passées, à l'avantage de la mafia dirigeante. Celle-ci a tout fait, pendant plus de deux décennies, pour dominer douloureusement la nation, l'exploiter excessivement de différentes manières, beaucoup plus que cela n'a été sous l'égide des colons, et s'enrichir ainsi abusivement, au détriment du reste de la population qui a dû se soumettre, à contre cœur, à un ordre arbitraire fort contraignant et répressif. La Banque centrale de Tunisie, cette majestueuse institution édifiée dés le lendemain de l'indépendance, en signe de recouvrement de notre souveraineté perdue pendant trois quarts de siècle, parmi les leviers essentiels destinés à sous-tendre la relance de l'économie et favoriser sa bonne marche, en en assurant les équilibres globaux et en en préservant les fondamentaux, en tant que pourvoyeur de fonds en dernier ressort, régulateur exclusif de l'ordre monétaire prédominant et garant essentiel de la stabilité financière, n'a malheureusement pas échappé à cette mouvance préjudiciable à plus d'un titre. Cadre biaisé La politique monétaire a, certes, revêtu progressivement, pendant la période considérée, un caractère indirect, au niveau des textes réglementaires, avec la mise en œuvre, vers le milieu des années quatre-vingt, du plan d'ajustement structurel et l'entreprise, dans ce cadre, d'une multitude de réformes destinées à assainir l'économie et la remettre sur le sentier d'une croissance saine et soutenue, dans un contexte libéralisé où les forces du marché devraient être, désormais, les vrais maîtres de la situation. Néanmoins, le nouveau cadre opérationnel érigé à ce titre est resté, dans la réalité, biaisé, la conduite de la politique monétaire ayant continué à porter la marque de l'hégémonie persistante de l'Etat ou, plutôt, celle du président déchu et de son entourage. En particulier, le taux d'intérêt qui devrait en constituer l'instrument principal, dans un contexte de libéralisation financière presque totale, agissant directement sur le coût du financement et influant, par conséquent, sur la demande de crédit, de manière à orienter, en fin de compte, la demande intérieure (consommation finale et investissements) dans le sens voulu, ne pouvait être modifié par l'Institut d'émission sans l'accord préalable des autorités suprêmes de la nation. Sa révision qui n'était point soumise à une préparation préalable judicieuse, au niveau des départements techniques concernés de la Banque centrale, était adossée, en fait, à des objectifs extra monétaires et ne servait, par conséquent, aucunement, l'intérêt général. Dans le même ordre d'idées, l'enveloppe des crédits bancaires qui devait non seulement évoluer en fonction de son coût, portant la marque des ajustements opérés, chaque fois que cela s'avère nécessaire, par la Banque centrale au niveau de son taux directeur et autres instruments de la politique monétaire en vigueur mais aussi et, surtout, être constamment conforme aux dispositions réglementaires appliquées en matière de contrôle prudentiel, atteignait, du moins pour certaines banques, des niveaux excessivement élevés dépassant largement les seuils tolérés, sous l'effet, principalement, d'une assistance financière démesurée réalisée en faveur du clan Ben Ali - Trabelsi. Plusieurs d'entre elles subissaient, certes, des pressions énormes pour servir ainsi abusivement une clientèle assoiffée, prête à agir par tous les moyens pour réaliser ses objectifs ignobles. Outre l'effet d'éviction qui s'en est suivi à l'encontre du reste de l'économie, le système bancaire s'en est fortement ressenti avec l'accroissement de plus en plus accentué des créances accrochées, considérant l'insuffisance flagrante des actifs mis à sa disposition à titre de garantie. La révolution est ainsi venue à point nommé pour couper court à cette tragédie qui aurait pu mettre à très rude épreuve plusieurs banques de la place, au même titre que des pans entiers de l'économie, fragilisés les uns et les autres par un environnement mafieux, dépourvu de toute considération quant à l'intérêt général et l'avenir du pays. Le règne de la médiocrité La nouvelle donne qui s'instaure chemin faisant, avec l'espoir de rompre totalement avec ce passé néfaste qui a fait perdre à la nation, plusieurs années durant, des opportunités certaines pour un développement durable, nettement plus accéléré et beaucoup plus avantageux pour la population, ne pourra, toutefois, permettre la réalisation des résultats escomptés, si l'on n'arrive pas à annihiler complètement les traces de Ben Ali qui a, certes, jeté progressivement, au fil des années passées, les bases d'un système mafieux, fondant, à cet effet, une véritable école, un courant de pensées à la mesure de ses ambitions néfastes, destinés à forger une mentalité ignoble qui s'est, malheureusement, répandue largement à travers l'ensemble du pays. Le règne de la médiocrité a, par conséquent, pris du terrain et l'opportunisme a gagné les esprits de personnes de plus en plus nombreuses, pas nécessairement incultes, mues par la nonchalance, la mouchardise et la recherche du gain facile qui ont ainsi émergé, propulsées à des grades et postes relativement élevés, au détriment de gens sérieuses, cultivées et imbibées de bonne volonté qui ont refusé la platitude et se sont abstenues à jouer le jeu de la servilité, reléguées de ce fait, dans beaucoup de cas, au second plan, si elles ne sont pas sanctionnées. La révolution qui a, certes, réussi à dissiper l'ordre prédominant, nuisible à tous les niveaux, et à en chasser les principaux instigateurs ne devrait point ouvrir la porte, au titre de la liberté et du laisser-faire, à l'irresponsabilité sous ses différentes formes et au libre-arbitre, facteurs générateurs de méfaits néfastes pour l'avenir du pays. Pour aboutir aux résultats escomptés, cet acte très courageux qui a servi de modèle à d'autres pays à travers le monde devrait passer, nécessairement, par une transformation radicale des esprits et une profonde mutation des mentalités, condition si ne qua non pour l'émergence des leviers essentiels devant favoriser l'édification d'une société bien fondée, apte à s'auto-développer fermement sans effets pervers. Tout en s'attachant à mettre en place les attributs d'une véritable société de droit et des institutions, les nouveaux maîtres de notre sort auront la lourde charge de restructurer comme il se doit la société et l'économie et les remettre sur de bonnes voies. Ils sont appelés, de prime abord, à ressusciter le sens de la famille et à réhabiliter les bonnes mœurs du peuple tunisiens, notamment au niveau des jeunes qui devraient réapprendre à respecter autrui, au même titre que la loi, mettant en œuvre, à cet effet, des programmes d'actions réalistes et suffisamment pertinents. Le système éducatif devra mériter, à ce titre, une attention toute particulière. Sa refonte totale est dictée non seulement par le souci de remettre nos enfants sur le droit chemin mais, aussi, par la nécessité de revaloriser les connaissances qui leur sont fournies au niveau des différents cycles de l'enseignement parsemés de biais de différentes sortes. Crédibilité La Banque centrale qui a, certes, porté la marque de ces fléaux généralisés est appelée, de son côté, à s'armer d'efficience et de bonne volonté pour s'en débarrasser totalement, de manière à ressusciter ses bons reflexes et reprendre ses habitudes d'antan qui la plaçaient au peloton de tête parmi les structures essentielles de l'Etat. A priori, elle semble déjà disposée à fournir l'effort requis pour réaliser la mutation souhaitée. Elle gagnerait, à cet effet, à exiger, en premier lieu, toute sa liberté d'action sur le plan monétaire et jouir, ainsi, de la marge de manœuvre qu'il faut pour jouer pleinement le rôle qui lui est assigné, à ce titre, dans une économie libéralisée où les forces du marché devraient fonctionner, nécessairement, sans biais aucun en vue d'atteindre les niveaux d'efficience requis. Ce n'est qu'en disposant des outils nécessaires pour piloter de la meilleure façon les opérations monétaires qu'elle pourra exercer, avec succès, les effets escomptés sur la sphère réelle et favoriser, ainsi, la promotion escomptée du pays sur les plans économique et social. En s'appropriant l'ensemble des rouages de la mécanique monétaire et en érigeant librement la plateforme qu'il faut pour en assurer une mise en œuvre bien appropriée, elle sera en mesure d'assurer la conduite d'une politique monétaire adéquate répondant parfaitement aux exigences de la réalité et soutenant comme il se doit l'effort fourni conjointement par les autres structures du secteur public pour la réalisation des objectifs visés par l'Etat sur le plan national. La condition sine qua non pour une refonte réussie du cadre de fonctionnement de la Banque centrale réside, incontestablement, dans l'indépendance totale de cette institution vis-à-vis de l'Etat. Un signe précurseur est déjà apparu avec la non-participation de son nouveau gouverneur aux réunions du Conseil des Ministres du gouvernement sortant, ce qui est de nature à lui éviter toute responsabilité à l'égard de l'action gouvernementale. Celle-ci n'influerait, par conséquent, d'aucune manière sur la conduite de la politique monétaire dont les instruments seraient alors choisis et modulés librement en fonction des exigences de la réalité, son objectif ultime devant, nécessairement, se limiter à la stabilité monétaire à travers la maîtrise des prix. L'inflation revêtant à moyen terme un caractère monétaire, celle-ci constitue, incontestablement, la contribution la plus importante que la Banque centrale peut apporter à l'édification du contexte requis pour la promotion souhaitée de l'économie et de la société. L'équilibre général en dépend largement, au même titre que le bien-être de la société. Sans qu'ils soient délaissés totalement, pour un ciblage exclusif de l'inflation, conformément à certains courants de pensées qui ont émergé au cours des dernières années, en matière de politique monétaire, les trois autres objectifs visés jusqu'ici par l'Institut d'émission - autres côtés du « carré magique » conçu à ce titre par Kaldor, en l'occurrence une croissance économique soutenue, le plein emploi des facteurs de production et l'équilibre du secteur extérieur - seront pris en considération tant que cela ne porte pas préjudice à la maîtrise de l'inflation, objectif essentiel de la politique monétaire. Par ce biais, la Banque centrale soutiendra autant que possible l'action gouvernementale en matière de développement. Entamé déjà, il y a quelque temps, le processus de mise en œuvre d'une politique monétaire fondée sur le ciblage de l'inflation gagnerait à s'activer pour une efficience accrue des interventions de la Banque centrale. Par Rachid AISSI (*) (*) Ex banquier, ancien expert du Fonds Monétaire International.