Nous ne manquerons pas à chaque fois d'évoquer ce grand érudit et uléma, d'une trempe particulière que fut le Cheïkh Salem Bouhajeb. Venu tout jeune de Bembla, au Sahel, dont il était originaire, il n'avait d'autre but en arrivant à la capitale que de puiser au maximum les connaissances enseignées à l'université zeïtounienne qui était à l'époque d'un rayonnement à l'échelle maghrébine, au même titre que la mosquée Al Azhar, au Caire. D'autant plus qu'il y avait à cette époque, une certaine mentalité régionaliste favorisant les Tunisois, censés monopoliser le savoir et considérés comme représentant l'élite intellectuelle. Ils bénéficiaient, d'ailleurs, de l'estime tant de la Sublime Porte que de la cour du Bey et pouvaient de ce fait accéder aux hautes fonctions, et compter parmi les notables. Or, le dix-neuvième siècle ainsi que le début du 20e furent marqués par la constitution d'un mouvement réformiste dont les précurseurs étaient pour la plupart originaires de plusieurs régions éloignées de la capitale dont notamment le Sahel et le Sud tunisiens. Certains venant de ces régions éloignées, dans le but d'étudier à la mosquée Ezzeïtouna, avaient pu percer malgré toutes les difficultés, et finissaient par réussir brillamment et se distinguer par leur intelligence, dépassant leur maître et faisant autorité. On a raconté à ce propos qu'un certain « Sidi Khaled », devenu grand maître de la Zitouna, dont les cours de syntaxe avaient fini par figurer parmi les matières principales passées à l'examen du diplôme « Attahcil » (équivalent du baccalauréat), avait vu des vertes et des pas mûres durant ses études. Il fut plusieurs fois recalés à cause du seul fait qu'il n'était pas tunisois. Les mandarins étaient des notables tunisois, appartenant aux familles bourgeoises aisées, généralement d'origine mamelouk ou turque telles que les Belkhodja, Bayram, Lasram etc... Parmi les non-tunisois qui firent autorité, il y avait notamment le Cheikh Lakhhdar El Houssein, originaire de Nafta au Djerid, et disciple de Salem Bouhajeb, et qui après avoir longtemps enseigné au collège Sadiki et la mosquée Ezzeïtouna, fut nommé en se rendant en Egypte à la tête de la mosquée Al Azhar. Cheïkh Salem Bouhajeb, appartenait à une région affectée par les affres du colonialisme. Les agriculteurs cultivant notamment les oliviers, étaient chassés de leurs terres par les colons. En outre, ils avaient souffert des multiples impôts collectés par le Bey et ses représentants à tout bout de champ et de manière abusive, tel que l'avait relaté l'historiographe tunisien : Cheïkh Ahmed Ibn Abi Dhiaf, dans son ouvrage « Al Ithaf ». Salem Bouhajeb était tout à fait conscient de cette situation. C'était fut pour lui, le ferment qui l'incita à redoubler d'effort et percer pour acquérir le savoir lui permettant d'émerger et de développer ses connaissances afin de les utiliser à bon escient. Devenu parmi les grands enseignants de la mosquée Ezzeïtouna, il se distingua par son esprit clair et cartésien, se basant sur la raison, et la pensée scientifique et s'érigeant contre tous les esprits figés et rétrogrades. C'était un réformiste qui ne cessait d'appeler à l'évolution de tous les musulmans par le savoir et l'esprit critique afin d'éviter de sombrer dans l'obscurantisme et de pouvoir combattre le colonisateur et libérer le pays. Cela ressortait nettement tant à travers ses multiples écrits que ses prêches du vendredi. Ceux-ci étaient bien originaux en ce sens qu'ils étaient en plus de l'aspect religieux, a caractère réformiste. Parlant, en effet, des qualités du Prophète Mohamed, dans l'un de ces prêches, il démontrait comment celui-ci s'intéressait notamment à l'évolution des fidèles tant sur le plan matériel qu'intellectuel. Pour le Prophète Mohamed l'Islam était non seulement une religion, mais un mode de vie incitant à l'évolution des musulmans, leur permettant de sortir du carcan de l'illettrisme et de l'injustice dans lesquels vivaient les Arabes à l'époque de la « Jahilia » (anté-islamique). Salem Bouhajeb fit plusieurs fois dans ses prêches allusion aux méfaits de l'injustice affectant les sociétés arriérées. L'injustice dit-il est le corollaire de l'obscurantisme et de l'intolérance. L'Islam incite à travers le Coran à la tolérance permettant d'instaurer la paix et la justice parmi les hommes. Toutes ces idées se retrouvent dans l'ouvrage de Kheïreddine (Aqwam Al Massalik) « les meilleurs voies pour la connaissance des royaumes ». Ce qui prête à croire que le Cheikh Salem Bouhajeb en était sinon le rédacteur, en tout cas l'initiateur. Mort en juillet 1925, il marqua tant par ses œuvres que par son action réformatrice et militante tout le début du 20e siècle.