Chariaâ, ou pas ? L'inscription de la loi islamique dans la future Constitution nourrit un débat en Tunisie chaque jour un peu plus vif. Vendredi 16 mars, plus de 5 000 manifestants, dont une majorité de salafistes - à l'exclusion de la branche djihadiste qui ne reconnaît pas l'Assemblée constituante - munis de leurs drapeaux noirs, se sont rassemblés à l'appel d'un «front islamique» commun d'associations, sur la place du Bardo, à Tunis. Pour exiger l'instauration de la chariaâ comme «unique source de la législation». Brandissant des pancartes sur lesquelles étaient inscrits «Il faut gouverner avec la loi de Dieu», «la Tunisie islamique, pas de place pour la laïcité» ou fustigeant «la croisade des francophones» contre l'islam, les hommes, encadrés par un solide service d'ordre maison, ont envahi le terre-plein central aux cris de «Allah Akbar !»tandis que les femmes, portant souvent le niqab, le voile intégral, se tenaient sur le côté. Timidement, deux femmes se sont approchées de la foule. «Nous sommes tous musulmans, mais nous sommes aujourd'hui divisés, tout cela me fait peur, je n'aime pas ces drapeaux, confie l'une d'elles. Comment va-t-on vivre ensemble ? Ma fille veut partir, quitter le pays...» Elle n'a pas le temps d'achever sa phrase. Un «barbu» qui écoutait l'interpelle violemment, et elle s'en va, apeurée. Accusés de ne»pas dire la vérité», les médias sont parfois pris à parti. Mais, dans l'ensemble, le rassemblement se déroule sans incidents avant de céder la place, peu avant 16 heures, à une prière de rue géante. En calot blanc et jebba, costume traditionnel tunisien, Habib Ellouz, député d'Ennahda, le parti islamiste au pouvoir, se relève. «Ennahda est pour la charia, explique-t-il, mais on ne s'est encore mis d'accord sur la formule». «Il n'y a pas de contradiction entre charia et droits de l'homme, démocratie, liberté, et égalité hommes-femmes, poursuit-il. Nous sommes tous sur cette compréhension de la charia et le peuple tunisien restera uni sur ces principes.» Majoritaire à l'Assemblée et au gouvernement depuis les élections d'octobre 2011, Ennahda cherche le moyen d'inscrire la loi islamique dans la Constitution sans s'effaroucher. «J'ai proposé que ne figure pas le mot charia, mais que les lois soient conformes à l'islam», explique Amer Larayedh, président du bureau exécutif, au siège du parti.»Je suis pour que l'on rédige une Constitution libérée des mots qui peuvent déclencher une polémique, justifie-t-il. On ne connaît de la charia que les mains coupées alors que le code des punitions représente 1 % ou 2 % de la loi.» Au sein même d'Ennahda, entre les tenants d'une voie tunisienne qui marierait islam et modernité et les conservateurs, les discussions vont bon train. Présent place du Bardo vendredi, Sahbi Atig, député du parti et président de la commission de l'Assemblée qui travaille sur le préambule de la future Constitution, reconnaît l'existence de ces débats. «Nous ne sommes pas tous d'accord, admet-il. C'est un point très chaud.» A l'Assemblée, M. Atig a avancé l'hypothèse d'une « Constitution ayant comme cadre référentiel les valeurs et l'éthique islamique». Une disposition dans ce sens compléterait l'article premier qui fait de l'islam la religion d'Etat. «La séparation entre la religion et le politique contredit le message de l'islam», a ajouté M. Atig. En contrepartie, les principes de la révolution - liberté, dignité, égalité entre les régions - figureraient dans le texte, tout comme l'identité arabo-musulmane et les «valeurs de l'humanité». Une délégation des manifestants a été reçue à l'Assemblée pour réclamer, en plus de la charia et de la non-adhésion de la Tunisie aux accords internationaux «non conformes «, que les fonctions de chef de l'Etat et de chef du gouvernement soient réservées à des musulmans de sexe masculin mariés à des musulmanes. Les manifestants ont prévu de se retrouver vendredi 23 mars devant la Casbah, siège du gouvernement. «Ce sera encore plus fort», promet le député Habib Ellouz. Les laïcs, eux, ont trouvé un motif de réconfort dans les élections étudiantes qui ont donné une large victoire à l'Union générale des étudiants tunisiens (UGET), syndicat classé à gauche, devant son concurrent islamiste, y compris à la faculté des lettres de la Manouba, cible depuis des mois d'un groupe salafiste qui réclame le port du niqab pour les filles dans les salles de cours.