Le jour où j'ai couru en mimant le geste d'un pilote de F1 de la rue EL-Marr jusqu'au Souk des Libraires, La Kutubia, du côté de la grande mosquée de la Zitouna, j'avais une seule phrase en tête à lancer comme un gros paquet de bonheur en face de mon père : « Maman vient de nous donner un nouvel enfant !... » Tunis et la Médina à ce moment aussi vaste et tout aussi repérable par les déambulations enfantines avaient un autre parfum. C'était déjà le printemps, et partout dans la petite tête de tous les enfants de sept ans comme moi, on sentaient la libération venir. Surtout les visages de nos aînés, jeunes ou vieux des années 50, brillaient cette résolution qu'on percevait vaguement mais intensément que le combat était décidé et la victoire certaine. Les souvenirs à cet âge-là avaient ceci de miraculeux qu'elle conservait, intacts, les détails de toutes les vibrations, de passage des jours et des lunes chaque pavé et chaque bruit de ces fontaines publiques jalonnant nos rues escarpées de jadis. C'était un 23 Avril, le soleil était resplendissant sans chauffer ni éblouir. J'arrive au seuil de la librairie et je crie : « Un garçon» (wlayyed)… ce papa pour la neuvième fois soulève le petit comptoir à l'entrée de la boutique, j'ai vu briller dans ses yeux des larmes qui faisaient si bon ménage avec son doux sourire. « Il aura le prénom de Sidi (son propre père)…il sera Aboubaker… »
Il ferme la librairie et nous remontons vers la maison à pas fermes et réguliers cette fois. Du bas de ma petite taille, je voyais que l'humidité lacrymale continuait à réfléchir sur ses joues la lumière du soleil.
Mardi dernier, à l'âge de 62 ans, ce frangin vient de nous quitter, après avoir accompli à temps, à l'aube, sa première prière de la journée. L'alerte d'une maladie grave qu'on ne savait pas encore être un cancer généralisé, a sonné au début de ce mois. Il a préféré retarder son entrée à l'hôpital sur injonction médicale pour m'accompagner pour finir mon entretien avec M.Rached GHANNOUCHI. Un pratiquant simple comme il en faut beaucoup pour cette Tunisie tourmentée qui nous laisse. Ni barbe, ni démesure, ni accoutrement fantasmé à coût de certitude sur les coupes et les vêtures du temps du prophète. Il connaissait le Coran sur le bout des doigts, acceptait qu'on en discuta sans manifester la moindre irritation face à l'avis différent ou contraire au sien. Il savait que tous nous étions égaux dans le débat et qu'on ne peut jamais atteindre une compréhension définitive de celui-là, le Très-Haut, qui nous a un jour fait transmettre Sa parole.
Dans sa vie de citoyen, il n'était qu'un petit fonctionnaire, un Omda plus précisément. Un jour, il y a une vingtaine d'années ou plus, je l'ai surpris devant son local de la rue El-Benna, en colère surprenant à une dame plus âgée que lui et c'était à mon tour de l'engueuler comme on engueule son frère cadet pour avoir manqué de galanterie et de respect pour cette personne. L'explication qu'il m'avait donné de son humeur déplacée qui n'a pas tardé à se résoudre en sa faveur : « Elle m'a fait sortir de mes gonds…figure toi qu'elle est venue demander un certificat de domicile, que je me dois de délivrer gracieusement, et elle a osé me glisser un billet de 1 dinar dans ma main…je l'aurais tuée si je m'étais pas retenue !... »
Mon frère Boubaker, qui s'est éteint mercredi dernier de la lunaison de Rejeb, le jour et le mois même de sa naissance, n'était qu'un honnête homme, ce que les citoyens ordinaires devraient être. Priez pour son âme, s'il vous plaît.