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Le Major
Bonnes feuilles: Fragments de sa nouvelle
Publié dans Le Temps le 10 - 03 - 2010

« Le Major » est une grande nouvelle d'Isabelle Eberhardt (1903) qui raconte l'histoire d'un jeune médecin français affecté à faire son service dans le Souf algérien.
Coincé entre un chef militaire ouvertement esclavagiste et une population indigène qui l'accepta dans un premier temps pour l'éjecter lorsqu'il eut une liaison d'amour avec une prostituée locale, il demeurera étranger à ceux qui le poussaient « à courber la tête sous le joug de leur tyrannique médiocrité ».
En voilà quelques extraits : Tout, dans cette Algérie, avait été une révélation pour lui... une cause de trouble - presque d'angoisse. Le ciel trop doux, le soleil trop resplendissant, l'air où traînait comme un souffle de langueur, qui invitait à l'indolence et à la volupté très lente, la gravité du peuple vêtu de blanc, dont il ne pouvait pénétrer l'âme, la végétation d'un vert puissant, contrastant avec le sol pierreux, gris ou rougeâtre, d'une morne sécheresse, d'une apparente aridité... et puis quelque chose d'indéfinissable, mais de troublant et d'enivrant, qui émanait il ne savait d'où, tout cela l'avait bouleversé, avait fait jaillir en lui des sources d'émotion dont il n'eût jamais soupçonné l'existence Il connut la légèreté gaie, l'insouciance calme dans les ors et les lilas diaphanes des matins... (…)
L'inquiétude, le sortilège prenant et pesant, jusqu'à l'angoisse, des midis aveuglants, où la terre, ivre, semblait gémir sous la caresse meurtrissante de la lumière exaspérée... La tristesse indéfinissable, douce comme le renoncement définitif, des soirs d'or et de carmin, préparant au mystère menaçant des nuits obscures et pleines d'inconnu, ou claires comme une aube imprécise, noyant les choses de brume bleue (…)
De petites rues tortueuses, bordées de maisons de plâtre caduques, coupées de ruines, avec parfois l'ombre grêle d'un dattier cheminant sur les choses, obéissant elles aussi à la lumière, de petites places aboutissant à des voies silencieuses qui s'ouvraient brusquement, décevantes, sur l'immensité incandescente du désert (…)
Et il s'était trouvé seul, lamentablement, dans l'angoisse de ce pays qui, maintenant, l'effrayait. (…)
Il étudia, consciencieusement, la langue rauque et chantante dont, tout de suite, il avait aimé l'accent, dont il avait saisi l'harmonie avec les horizons de feu et de terre pétrifiée...
- Les indigènes, quels qu'ils soient, sont tenus de saluer tout officier, avait dit la capitaine Malet, aussi raide et aussi résorbé par le métier de dureté que Rezki le turco.
- Je vous engage à ne jamais rapprocher ces gens de vous, à les tenir à leur juste place. De la sévérité, toujours, sans défaillance... C'est le seul moyen de les dompter (…)
Cela attrista Jacques. S'il ne se soumettait plus au jugement des hommes, il souffrait encore de leur haine, sinon de leur mépris.
De plus en plus ce qui, dans ses rapports avec les hommes, lui répugnait le plus, c'était leur vulgarité, leur souci d'être, de penser et d'agir comme tout le monde, de ressembler aux autres et d'imposer à chacun leur manière de voir, impersonnelle et étroite (…)
Faces sensuelles et fermées de jeunes filles, aux traits un peu forts, mais nets et harmonieux, au teint obscur, yeux très grands étonnés et craintifs... Le tout, enveloppé de mlhafa d'un bleu sombre, presque noir, drapé à l'antique (…)
Jacques avait rêvé du rôle civilisateur de la France, il avait cru qu'il trouverait dans le ksar des hommes conscients de leurs missions, préoccupés d'améliorer ceux que, si entièrement, ils administraient.... Mais, au contraire, il s'aperçut vite que le système en vigueur avait pour but le maintien du statu quo (…)
Ne provoquer aucune pensée chez l'indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance surtout d'un sort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous, mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l'ombre, tout en bas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs (…)
Depuis qu'il commençait à comprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un peu, il aimait aller s'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens, leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement tristes, leurs discours simples. Peu à peu, les Souafas commençaient à s'habituer à ce roumi, à cet officier qui n'était pas dur, pas hautain, qui leur parlait avec un si franc sourire, qui s'asseyait parmi eux, d'un geste, les arrêtait quand ils voulaient se lever à son approche pour le saluer (…)
Elle s'appelait Embarka, la Bénie. Son mari, pauvre cultivateur de la tribu des Achèche, était mort... Elle, orpheline, n'avait plus qu'un frère, porteur d'eau dans les grandes villes du Tell, elle ne savait plus au juste où. Elle, restée seule, s'était laissée aller avec des tirailleurs et des spahis : elle était sortie et avait bu avec eux. Alors, comme personne ne voulait plus d'elle pour épouse, elle s'était réfugiée là, dans la vieille maison de son frère et y vivait avec sa tante aveugle. Pour leur nourriture, elle se prostituait. (…)
Embarka, dans l'intimité, était restée silencieuse, discrète, d'une soumission absolue, sans s'ouvrir pourtant. Et cette ombre de mystère dont elle s'enveloppait inconsciemment, loin d'inquiéter Jacques, le charmait. Quand elle le voyait rêver, elle gardait le silence, accroupie dans la petite cour ou vaquant aux travaux de son ménage. Ou bien, elle chantait, et cette voix lente, lente, douce et un peu nasillarde était comme la cadence de son rêve, à lui (…)
Il venait là, tous les soirs, désertant l'ennuyeuse popote, et la demeure de cette prostituée arabe était devenue son foyer. Lui était-elle fidèle ? Il n'en doutait pas.
Dès le premier jour, elle avait accepté ce nouveau genre de vie, sans une surprise, sans une hésitation. Elle ne manquait de rien. Le soir, les soldats ivres ne venaient plus acheter son amour et le droit de la battre, de la faire souffrir pour quelques sous. Embarka était heureuse.
Au quartier et au Bureau arabe, Jacques constatait beaucoup de progrès. Plus de sombre méfiance dans les regards, plus de crainte mêlée de haine farouche. Et il croyait sincèrement avoir gagné tous ces hommes.
Il y avait bien un peu de négligence, chez eux, à son égard. Ils étaient moins empressés à le servir, moins dociles, désobéissant souvent à ses ordres, et l'avouant sans peur, car il ne voulait pas user du droit de punir.
Jacques était trop clairvoyant pour ne pas distinguer tout cela. Mais n'était-ce pas naturel ? Si ces hommes étaient soumis à ses camarades, jusqu'à l'abdication complète de toute volonté humaine, c'était la peur qui les y contraignait. On était plus empressé à le servir qu'à lui obéir, à lui... Mais on le faisait aussi à contrecoeur. Tandis qu'envers lui, même les services de Rekzi, si raide, si figé, ressemblaient à des prévenances. Même dans la lutte constante qu'il avait à soutenir contre la mauvaise volonté des indigènes qui ne voulaient pas suivre ses prescriptions, ni surtout améliorer leur hygiène, Jacques avait emporté quelques victoires. Il avait acquis l'amitié des plus intelligents d'entre eux, les marabouts et les talebs. Par son respect de leur foi, par son visible désir de les connaître, de pénétrer leur manière de voir et de penser, il avait gagné leur estime qui lui ouvrit beaucoup d'autres coeurs, plus simples et plus obscurs.
Pourquoi régner par la terreur ? Pourquoi inspirer de la crainte qui n'est qu'une forme de la répugnance, de l'horreur. Pourquoi tenir absolument à l'obéissance aveugle, passive ? Jacques se posait ces questions et, sincèrement, tout ce système d'écrasement le révoltait. Il ne voulut pas l'adopter.
Un jour, le capitaine fit appeler le docteur dans son bureau.
- Ecoutez, mon cher docteur ! Vous êtes très jeune, tout nouveau dans le métier... Vous avez besoin d'être conseillé... Eh bien ! je regrette beaucoup d'avoir à vous le dire, mais vous ne savez pas encore très bien vous orienter ici. Vous êtes d'une indulgence excessive avec les hommes... Vous comprenez, comme commandant d'armes, je dois veiller au maintien de la discipline...
«Mais c'est encore moins grave que votre attitude vis-à-vis des indigènes civils. Vous êtes beaucoup trop familier avec eux ; vous n'avez pas le souci constant et nécessaire d'affirmer votre supériorité, votre autorité sur eux. Croyez-moi, ils sont tous les mêmes, ils ont besoin d'être dirigés par une main de fer. Votre attitude pourra avoir dans la suite les plus fâcheuses conséquences... Elle pourrait même jeter le trouble dans ces âmes sauvages et fanatiques. Vous croyez à leurs protestations de dévouement, à la prétendue amitié de leurs chefs religieux... Mais tout cela n'est que fourberie... Méfiez-vous... Méfiez-vous ! Moi, c'est d'abord dans votre intérêt que je vous dis cela. Ensuite, je dois prévoir les conséquences de votre attitude... Vous comprenez, j'ai ici toute la responsabilité !»
Blessé profondément, ennuyé surtout, Jacques eut un mouvement de colère et il exprima au capitaine, ahuri d'abord, assombri ensuite, ses idées, tout ce qui résultait de ses observations.
Le capitaine Malet fronça les sourcils :
- Docteur, avec ces idées, il vous est impossible de faire votre service ici. Abandonnez-les, je vous en prie. Tout cela, c'est de la littérature, de la pure littérature. Ici, avec de pareilles idées, on aurait tôt fait de provoquer une insurrection !
Devant cette morne incompréhension, Jacques se sentit pris de rage et de désespoir.
- Pensez ce que vous voudrez, docteur, mais je vous en prie, ne mettez pas en pratique ici de pareilles doctrines. Je ne puis le tolérer, d'ailleurs. Nous sommes ici peu de Français, il semble qu'au lieu de provoquer de telles dissensions parmi nous, nous devrions nous entendre...
- Oui, pour une action utile, humaine et française ! s'écria Jacques.
Hautain, le capitaine réplique :
- Nous sommes ici pour maintenir haut et ferme le drapeau français. Et je crois que nous le faisons loyalement, ce devoir de soldats et de patriotes... On ne peut pas faire autrement sans manquer à son devoir. Nous sommes des soldats, rien que des soldats. Enfin, j'ai tenu à vous prévenir...
Jacques, troublé dans son heureuse quiétude, ennuyé et agacé, quitta le capitaine. Ils se séparèrent froidement.
Mais, fort de sa conscience, Jacques ne modifia en rien son attitude.
De jour en jour, il sentait croître l'hostilité de ses camarades. Ses rapports avec eux restaient courtois, mais ils se réduisaient au strict nécessaire. Il était de trop, il gênait (...)
Une nouvelle douleur l'attendait. Il remarqua que ses amis les marabouts et les chefs indigènes étaient gênés en sa présence, qu'ils ne se réjouissaient plus comme avant de ses visites, qu'ils ne cherchaient plus à le retenir, à l'attirer vers eux. Ils étaient redevenus froids et respectueux. Au café, malgré ses protestations, on se levait, on le saluait et les groupes se dispersaient à son approche (…)
Je pars avec la conviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait courir à la cause française votre système d'administration (…)
Au moyen d'un cadeau au chaouch, il put pénétrer pour un instant dans la cellule d'Embarka... Ce lui fut une nouvelle désillusion, une nouvelle rancoeur : elle l'accueillit par un torrent de reproches amers, de larmes et de sanglots. Il ne l'aimait pas, lui, un officier qui pouvait tout, il l'avait laissé emprisonner, inscrire sur le registre... Et elle l'injuria, fermée, hostile, elle aussi, pour toujours.
(…)
Et l'idée lui vint tout à coup que, sans doute, il était ainsi fait, que toutes ses entreprises avorteraient comme celle-là, que tous ses rêves finiraient ainsi, qu'il s'en irait exilé, presque chassé de tous les coins de la terre où il irait vivre et aimer.
En effet, il ne ressemblait pas aux autres, et ne voulait pas courber la tête sous le joug de leur tyrannique médiocrité.


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