Egalité, on chercherait en vain ce mot dans le Code du statut personnel. Pourtant dans l'esprit de tous les Tunisiens, l'égalité, particulièrement l'égalité entre hommes et femmes, est étroitement associée au Code. Cela s'explique aisément : mélange de solutions avancées et reprises de solutions traditionnelles au moment de sa promulgation, le Code du statut personnel traduit une véritable politique de la famille sur la base d'un nouveau pacte social et véhicule un projet de société moderne. Et si le terme égalité n'est pas là, le principe d'égalité est bien présent. Car c'est un véritable droit à l'égalité qu'annonce le Code, et pour cela il pose la première pierre, celle qui conditionne tout le reste, sans laquelle rien n'est possible, sans laquelle l'idée même d'égalité au sein de la famille n'a pas de sens, il impose la monogamie. Le législateur ne se contente pas de faire de l'existence d'un mariage non dissous un empêchement à mariage pour les deux futurs époux. Il traite de la question dans deux articles différents. Il confirme l'empêchement, pour la femme, dans l'article 20. « Est prohibé, dit-il, le mariage de l'homme avec la femme mariée dont l'union n'est pas encore dissoute ». Mais le législateur annonce d'abord, solennellement, dans l'article 18 « La polygamie est interdite », plus précisément et selon la version arabe, la polygynie, la pluralité d'épouses, dit le texte, est interdite. Désormais, dans le mariage, une femme vaut un homme; la famille s'en trouve bouleversée. Les relations des époux entre eux sont transformées. La polygamie -cette épée de Damoclès qui pesait sur l'épouse- consacrait l'infériorité de la femme et permettait au mari de maintenir et de confirmer sa domination; son interdiction et le divorce également ouvert aux deux conjoints modifient la donne; même le devoir d'obéissance de l'épouse envers son mari, maintenu par le législateur au moment de la promulgation du Code, n'a plus le même sens. Le devoir d'obéissance vécu dans une relation monogamique à laquelle l'un et l'autre conjoints peuvent mettre fin n'est plus le devoir d'obéissance de la femme à l'égard d'un mari polygame ou potentiellement polygame vécu dans une relation à laquelle elle ne peut échapper que difficilement de son propre gré. La monogamie est ainsi un choix fondamental qui, à travers la restructuration de la famille, exprime la volonté d'apporter un changement important dans la société tunisienne. Avec la monogamie, le principe d'égalité est mis en marche dans le droit de la famille, il sera consacré, plus tard, en toutes matières, par la Constitution de 1959. «Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi» affirme son article 6; tous les citoyens sans distinction aucune. Certes du chemin reste à parcourir, la reconnaissance constitutionnelle du principe d'égalité ne signifie pas la suppression de toutes les discriminations, encore faut-il l'intégrer dans le droit interne et surtout dans la mentalité des gens, c'est un long travail d'intériorisation qui doit être mené. L'affirmation de l'égalité est cependant nécessaire; une fois affirmé, le principe acquiert une vie propre, une dynamique nouvelle. L'affirmation vise ainsi à changer les pratiques courantes et doit, avec le temps, développer toutes ses conséquences; et de fait, l'évolution vers une plus grande égalité entre hommes et femmes devient une constante de la politique législative, le législateur a patiemment, par des réformes successives et plus ou moins importantes, réduit les inégalités sur certains points, affirmé l'égalité sur d'autres. Le juge a suivi; de nombreuses décisions de justice se réfèrent au principe d'égalité pour asseoir des solutions et le consacrent ainsi comme principe fondamental de l'ordre juridique tunisien. Mais voila que cinquante six ans après la promulgation du Code, est ramené à la surface, dans le débat politique, le concept de complémentarité des rôles de l'homme et de la femme ruinant par là même tout l'édifice et mettant à mal le principe d'égalité. La complémentarité des rôles signifie des rôles différents -sinon pourquoi en parler- et la différence justifie les discriminations. On voit se profiler avec ce concept, la notion de femme au foyer avec tout ce que cette notion peut charrier de conséquences sur le travail des femmes, leurs études, leur place dans la famille et leur dépendance économique... La remise en cause des acquis de la femme et de la famille par certains ne doit pas mener à une attitude de repli et de simple défense. Haut et fort, il faut plaider pour la suppression des discriminations encore présentes. Haut et fort, il faut s'en tenir au principe d'égalité. En ce mois d'août 2012, ayons une pensée pour Tahar El Haddad. En ce mois d'août 2012 rendons au Président Bourguiba ce qui lui appartient. Dans la période particulièrement mouvementée que nous vivons, des voix de plus en plus audibles se font entendre pour minimiser son rôle. Pour certains, le Code du statut personnel n'est qu'une reprise du projet du Cheikh Djaït, pour d'autres il est le résultat de l'évolution sociale...Il n'en demeure pas moins qu'un fait est là, incontestable; alors que ses amis politiques préconisaient des solutions moins radicales, le Président Bourguiba a fait l'essentiel et le plus difficile, il a personnellement imposé la monogamie. Il n'en demeure pas moins également qu'un constat s'impose, jusqu'à nos jours encore, aucun autre dirigeant d'un pays arabe n'a pu faire de même. Et si quelque chose est à fêter en ce mois d'août 2012, c'est bien le souffle libérateur, la démarche émancipatrice que traduit le Code. Par Kalthoum Meziou Douraï Professeur émérite à La Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales