Paru en France en septembre, Sensorium est le cinquième roman d'une jeune romancière indienne bourrée de talents qui met en scène le dilemme spirituel que représente parfois le multiculturalisme. Entre le dieu-éléphant Ganesh et Descartes, son cœur balance. Mais des développements inattendus aident à trancher le nœud gordien. A trente ans, Abha Dawesar a déjà cinq romans à son actif. Une œuvre impressionnante tant par sa maturité que par le regard distancié qu'elle porte sur les nœuds du monde globalisé en devenir. Tous très différents dans leur facture, ses livres témoignent de la singularité du talent littéraire de cette jeune romancière indienne qui appartient à une nouvelle génération d'écrivains anglophones issus de l'Inde. Cette génération se caractérise par ses audaces thématiques et stylistiques et par son souci de redéfinir l'idée de l'indianité en situant ses récits ailleurs qu'en Inde. Comme le fait Dawesar dont les personnages sont souvent des cosmopolites et partagent leur vie entre les continents. Tout comme d'ailleurs leur auteur qui est originaire de la capitale indienne, mais vit aujourd'hui entre Delhi, New York et Paris.
Se libérer du cycle du karma Née de parents médecins, la jeune Abha a fait le choix du grand large très tôt, en partant faire des études à New York à 17 ans. Diplômée de philosophie politique de Harvard, elle a ensuite travaillé pendant huit ans dans une banque d'affaires new-yorkaise. Tombée amoureuse de Paris dont elle apprécie le goût pour le littéraire et l'artistique, elle a rendu hommage à la Ville Lumière dans son roman Le Dernier Eté à Paris. Mais c'est aux Etats-Unis qu'elle a publié il y a douze ans son premier roman, un premier roman sensuel et maîtrisé qui mettait en scène une relation d'amour triangulaire entre deux hommes et une femme. Traduit en français sous le titre L'Agenda des plaisirs, ce roman est rocambolesque et transgressif à la fois. Son action se situe dans un New York jeune et libertin. Mais derrière les situations cocasses se dessinent les lignes d'une nouvelle carte du tendre, sur fond de problématiques sociales et sentimentales non sans gravité.
Sensorium, son cinquième roman qui vient de paraître, est le plus autobiographique des livres d'Abha Dawesar. Il raconte les heurs et malheurs d'un écrivain-artiste contemporain, vivant à New York et tiraillée entre son héritage indien et la modernité occidentale qui a forgé sa sensibilité. « L'un des problèmes qui se posent lorsque l'on appartient à trop d'endroits à la fois est l'impossibilité de se défaire d'une culture, d'un pays et de tout un mode de vie en raison des influences contraires d'une autre culture », explique la narratrice en parlant du dilemme auquel est confrontée Durga, le personnage principal. Adepte de la rationalité et la scientificité occidentales, celle-ci n'a pas totalement rompu avec les croyances traditionnelles et la pensée magique. Afin de se guérir d'une maladie mystérieuse qui la ronge, elle est tentée de se faire lire les lignes de la main par un astrologue traditionnel (naadi). Sous la pression d'un cousin entreprenant, elle finit par céder à la tentation et apprend qu'elle aurait été dans une vie précédente un jeune brahmane « assoiffé de connaissance et de vérité », mais qui aurait poussé au suicide une jeune femme honnête et naïve, entraînant par là-même la mort de son enfant nouveau-né. Pour retrouver son équilibre mental et biologique, Durga doit expier les péchés commis dans une vie antérieure et ainsi se libérer du poids de son karma. Comment réagir à une telle découverte quand on se définit comme cartésienne et s'est toujours montrée plutôt sceptique à l'égard des idées de la réincarnation et du mauvais karma ?
Vivre à la 3e personne Or ce n'est pas le seul dilemme que la jeune femme doit résoudre. Plasticienne méconnue, elle s'interroge aussi sur la viabilité de sa carrière artistique. Elle doit parallèlement clarifier sa situation sentimentale. En attendant, sa vie part à la dérive. Elle est manifestement à un tournant où il faut changer radicalement la donne pour aller de l'avant. C'est lors d'une résidence artistique à la Villa Mont-Noir, située dans le nord de la France, qu'elle prendra le temps de réfléchir à tout cela, avant de prendre les décisions qui s'imposent. Victime de ses identités entremêlées, le personnage de Durga touche le lecteur par sa détermination à remonter la pente. Victime aussi du syndrome du « centre du monde », elle s'est donné comme ambition de vivre à la troisième personne !Mais la véritable originalité de ce roman est peut-être dans la forme éclatée qu'elle a donné à Sensorium où le récit narratif s'accompagne de croquis et de nombreuses digressions sur des sujets aussi divers que les progrès de la neuroscience et l'utilisation de pigeons voyageurs durant le siège de Paris pendant la guerre, en passant par des considérations sur la question du mal de l'air chez les singes et des recettes de cuisine. Elle fait ainsi écho à la thématique du morcellement de la conscience qui est au cœur de ce roman. Ce morcellement traduit, affirme l'auteur, la condition fondamentale de l'humain « à la recherche perpétuelle d'un équilibre entre le poétique et le rationnel, entre le mythe et la raison ». (MFI) Sensorium, par Abha Dawesar. Traduit de l'anglais par Laurence Videloup. Editions Héloïse d'Ormesson. 400 pages.