En 1969, année de sortie du film « Z » de Costa Gavras, Chokri Belaïd n'avait encore que cinq ans. Peut-être que dans ce temps-là, il n'allait pas encore dans les salles obscures. Qui sait cependant s'il n'a pas vu le long-métrage de Gavras plus tard, dans sa jeunesse militante de lycéen et d'étudiant, ou plus tardivement encore alors qu'il est avocat et dirigeant d'un important parti d'opposition. En tout cas, « Z » ce film sur l'assassinat des opposants politiques, sur l'implication des gouvernements dans la liquidation physique de leurs adversaires, est à sa manière un film sur Chokri Belaïd. Rappelons d'abord la fiction du film de Gavras : c'est l'histoire d'un député progressiste opposé au régime en place et qui dénonce ses multiples impostures. D'où la nécessité de l'éliminer. Un vaste réseau de complicités s'organise pour la réussite du projet criminel. Après la mort du député, et malgré les tentatives de maquillage de ce meurtre en simple accident, le juge d'instruction chargé de l'affaire révèle l'implication directe ou indirecte de plusieurs cadres de la police et de l'armée. Happy end ? En fait, le film s'inspire de faits réels survenus dans les années 60 en Grèce et rapportés dans un roman de Vassilis Vassilikos sur l'affaire Lambrakis. Z initia alors en France, la mode des thrillers politiques et le nom de Costa Gavras resta jusqu'à nos jours une référence incontournable pour parler de ce genre cinématographique. Aujourd'hui, en Tunisie, on parle d'une série d'attentats politiques en gestation, dont l'assassinat de Chokri Belaïd ne constitue qu'un avant-goût ! Quel juge d'instruction, quel commissaire, quel inspecteur, anticiperont ces crimes à venir et démantèleront le réseau comploteur ? Il ne s'agit pas là d'une fiction cinématographique, mais d'un tournant grave dans la vie d'un pays qui aspire encore à la démocratie. Connaîtra-t-il le même dénouement « heureux » que le film de Gavras ? Ce serait une première dans le monde arabe, les affaires de ce type étant généralement classées aussi vite que leurs victimes sont enterrées ! « Z » ou les martyrs vivants Pourtant, des résultats de l'enquête menée sur les meurtres de Lotfi Nagdh et de Chokri Belaïd dépendent largement de l'avenir immédiat de la justice et de la démocratie dans notre pays. Dans le film de Gavras, Jean-Louis Trintignant campe le rôle du juge intègre qui ne craint aucune autorité officielle et qui ne se laisse guider que par sa conscience incorruptible et par son très haut sens du devoir. Qui sera Jean-Louis Trintignant dans l'affaire de Chokri Belaïd et dans celle de Lotfi Nagdh ? Le « casting » risque de prendre du temps pour sélectionner le sosie parfait, et il faudra peut-être à la fin se contenter d'une pâle copie de l'original. Dans pareille éventualité, notre « Z » tunisien ferait date dans les annales des navets nationaux et internationaux. On aura beau charger de sa « mise en scène » les meilleurs Gavras locaux, le film sera un bide quoi qu'on fasse pour sa promotion ! Ce ne serait assurément pas le meilleur cadeau à présenter aux deux martyrs politiques de la période transitionnelle. Ces derniers, comme tous ceux qui sont morts pour la liberté et la démocratie en Tunisie et dans le monde, nous regardent. Rappelons-nous tous que « Z » est l'initiale d'un mot grec qui signifie « il vit », « il est vivant » ! Chokri Belaïd, Lotfi Nagdh, et les autres sont là et attendent de voir si nos consciences sont bel et bien vivantes, ou plutôt mortes depuis belle lurette !