Les modes du faire artistique pratique (entre autres artisanal) en relation avec les métiers, les matériaux et les techniques traditionnelles ou modernes connaissent les mêmes évolutions et les mêmes ruptures que les modes du faire artistique dits « nobles » comme la peinture, la sculpture, la gravure ou l'architecture. Les deux champs de production, longtemps opposés, subissent les mêmes transformations surtout technologiques, tendant à gommer leurs spécificités respectives et favorisent la naissance de nouveaux genres et produits de type synthétique comme le design-produit, le design-aménagement ou celui architectural. Les différenciations à l'intérieur de ces genres n'opèrent plus entre ce qui est fonctionnel artistique ou théorique et entre les matériaux traditionnels et modernes. Le tout aspire à remplir l'exigence d'exprimer artistiquement, d'une façon contemporaine, le monde. Les vieilles querelles suscitées par les historiens de l'art dans leurs distinctions entre arts majeurs et arts mineurs sont dorénavant obsolètes et n'agissent plus, favorisant ainsi la naissance d'une nouvelle synthèse entre le traditionnel et le moderne qui se traduit dans l'art – dans notre pays et dans d'autres vivant des conditions similaires- par l'élaboration de nouvelles formes, impliquant l'insertion d'éléments encore vivants de notre patrimoine dans des approches artistiques contemporaines. Les signes calligraphiques, les arabesques florales ou géométriques, les symboles appartenant aux arts populaires décoratifs ou architecturaux ont été insérés un peu partout et en même temps dans les pays arabes. Evidemment, le danger qui a guetté cette tentative a été celui de trouver une solution formelle à l'instar de « l'arabisance » qui a consisté à plaquer extérieurement des éléments « orientaux » sur une réalisation moderne. Des artistes nombreux ont essayé en Tunisie, en Iraq, en Algérie etc. de passer outre l'orientalisme et même le néo orientalisme. Nejib Belkhodja, Lotfi Larnaout en Tunisie, ont été les plus conséquents dans cette approche de l'insertion des éléments du patrimoine dans une démarche postmoderne limitée en vérité à la peinture bidimensionnelle. Ali Bellagha, lui, sans se poser trop de questions théoriques, s'est intéressé et a intégré le travail du bois, traité dans sa dimension de relief et en en utilisant la gravure dans une approche plastique inédite. Ali Bellagha ne s'est pas contenté de réinventer formellement les signes dans son travail artistique mais a tenté, le premier dans le mouvement pictural tunisien, à intégrer le matériau du bois traité en relief et en gravure, gardant dans le volume une exigence de maintien du matériau. D'autres artistes ont opté pour les métiers d'art et ont développé des approches « matiéristes », comme les céramistes, les sculpteurs-métal ou de récupération, les sculpteurs de pierre ou ceux qui travaillent avec les fibres végétales ou la tapisserie. Tout cela participe au retour de la matérialité dans les œuvres d'art contemporain. La restauration du rôle et de la place de la matière dans l'œuvre d'art a été comme une réaction au développement un peu trop bruyant d'un art contemporain en Tunisie trop pressé de se débarrasser des matériaux considérés comme trop gênants. Les installations de toute sorte, les approches décharnées, vont jusqu'à nier l'œuvre d'art elle-même, la faisant tout simplement s'évanouir dans l'espace et dans le temps puisque n'aspirant plus à la durée, à l'éternité. La virtualité revendiquée de l'œuvre milite pour la non-matérialité de l'œuvre, qui gagne ainsi son caractère éphémère et perd par là même son autonomie et son existence temporelle. Maintenir le lien « charnel » Certains artistes refusent cependant que l'œuvre n'accède plus à la « réalité » et veulent maintenir un certain lien « charnel » avec leur travail. Cette nouvelle approche est adoptée aujourd'hui par Mona Belhaj dans sa première exposition personnelle d'envergure. L'exposition de Mona Belhaj illustre en fait son désir de rester proche du matériau et toutes les œuvres présentées procèdent d'une recherche typiquement plastique, qui consiste à conserver à chaque fois, le moment nié et surtout à sauvegarder le matériau. C'est ainsi que ce qui est mis en rapport dans cette œuvre est trivialement le bois, le simple bois plat de dimensions variées, couru par différents graphismes et signes, symboles creusés par soustraction de matière, gravés ou sculptés par ajout de relief. La surface devient alors animée par des stries verticales ou horizontales s'entrecoupant ou se superposant sans jamais devenir chaotiques. Les stries sont structurées en spirales quelquefois et deviennent concentriques et peuvent se regrouper en carré, rectangle, en losange en triangle, en fleuron ou en chevron. Les formes inaugurales sont modulaires et sont montées en bandes irrégulières sur les franges des tableaux, en leur centre et distribuées en bandes géométriques concentriques, essentiellement abstraites sans jamais chercher l'équilibre et la symétrie assassines. Les losanges peuvent occuper, à peu près, le milieu du tableau, se rassemblent et forment une figure dansante, une danse de liberté sur fond de couleur bleu clair, foncé et mauve. Un tableau troublant !! Le monde des signes et des symboles se situe au niveau des « icônes » abstraites appartenant au monde des signes du Klim de Gafsa et des régions environnantes, à ceux du Margoum de Ouedhref, du Gtif de Matmata ou des Bakhnougs de Saker, à l'est de Gafsa. L'ethnologie n'intéresse pas l'artiste qui ne cherche pas ici à identifier les signes dans leur sens, mais plutôt dans leur universalité plastique. La tapisserie tunisienne qui sous-tend le travail plastique de l'artiste sur le bois, se tient dans une position d'invisibilité et d'absence concrètes. Les couleurs modernes viennent comme pour confirmer que l'œuvre qui naît ainsi, n'a plus rien à voir avec l'art de la tapisserie ou l'artisanat du bois. L'œuvre, en dépit de la matière concrète du bois, des signes et de la couleur, acquiert l'autonomie nécessaire à sa pérennité tout en puisant sa force dans le matériau du bois et l'immatériel des signes et des couleurs. Le système pictural de Mona Belhaj s'est constitué ainsi dans le cadre du mouvement pictural tunisien mais surtout à sa lisière. Sans exagérer son apport, nous pouvons affirmer que l'artiste a atteint un objectif difficile à atteindre au début, celui de devenir peintre parce qu'elle a su solliciter l'invisible caché dans la matière, dans la vie, pour le rendre visible. N'est-ce pas là la tâche principale de l'artiste, telle que l'a compris M. Merleau Ponty. Houcine Tlili *Mona Belhaj exposera à partir du samedi 18 mai à l'espace Mille feuilles, à la Marsa « Libre parcours ».