Signe des temps : les femmes s'investissent plus Interview de l'historien Abdelhamid Larguèche Depuis 2011, la Tunisie a connu une métamorphose sociopolitique. Les Tunisiens ont exprimé leur identité politique sans frustration. Sur le terrain, un éclatement du nombre des partis avec la concurrence au niveau des logos, des slogans et des projets sur papiers. La scène sociale était marquée par une configuration de structures associatives de toutes les couleurs, défendant les valeurs sociales, politiques, humaines, économiques. Une effervescence des plateaux télévisés qui concurrencent à débattre quotidiennement des thématiques politiques avec la présence des politiciens, des critiques et des figures de l'opposition. Ces derniers, ayant l'écume à la bouche, aspirent chacun, à imposer ses opinions et à se présenter comme le Messie qui sauvera le pays du précipice. Cependant, cet acharnement des représentants politiques, ne parvient pas, avec tout le dessert qu'il offrait, à exciter l'appétit de la masse et notamment des jeunes, à s'impliquer dans l'engagement politique. La société demeure malgré tout, dépolitisée. Quoiqu'on dise que la révolution était l'apanage de la jeunesse et des Tunisiens de l'intérieur du pays, ces derniers néanmoins, manifestent un désintérêt à l'action politique. Ainsi, au sujet de la dépolitisation de la société, nous avons interviewé l'historien Professeur Abdelhamid Larguèche : Le Temps : L'ancien régime avait tout fait pour désengager la société politiquement, après la révolution, on s'attendait à une prise de conscience politique collective, or ce n'était pas le cas. Comment vous l'expliqueriez ? Abdelhamid Larguèche : L'ancien régime était antipolitique parce que nous avions un dictateur apolitique. Il a exclu la politique du champ du pouvoir. Après la révolution, comme si la politique avait eu tous les honneurs, mais en fait, c'était plus de l'émotionnel que du politique. Historiquement, en dehors de l'expérience bourguibienne qui a été une expérience hyper politique de l'Etat et de la société, les élites étaient complètement marginalisées pendant de grandes décennies. Aujourd'hui, la classe politique se forme à peine, et déjà, elle est envahie par l'argent. Les hommes d'affaires font de la politique, ont des partis, achètent des députés... donc la classe politique est fragilisée, non formée. Les élites, ou bien, ils font partie d'un ancien système déchu, ou bien d'une opposition qui n'a jamais pu devenir autre chose qu'une opposition ! Qu'en est-il des jeunes ? Les jeunes ont fait de la politique à leur façon, à travers le fameux facebook. La jeunesse est attachée à une valeur essentielle en politique qui est la liberté, or, cette valeur n'a de sens que lorsqu'elle est nourrie de conditions sociales sécurisées. Sans emploi, sans avenir, elle devient un rêve. Cependant, le passage du rêve à la réalité ne s'est pas réalisé, parce que les jeunes n'ont pas confiance en la classe dite politique. Cette méfiance est l'expression d'une crise de rapport entre générations. Les jeunes s'expriment autrement, à travers l'art, la culture... ils n'ont pas trouvé leur compte dans la politique que les vieux continuent à monopoliser. Justement, les jeunes ne croient pas à l'efficience des activités des partis, ils n'ont pas des convictions politiques. Pour les jeunes, politique rime avec mensonge, hypocrisie, opportunisme, volonté de pouvoir... alors que, eux, ils sont dans un esprit de révolte qui croise difficilement le chemin politique tel qu'il est pratiqué depuis de longues décennies. Les jeunes n'aiment plus les idéologies, mais nos politiques continuent à être prisonniers des schémas idéologiques, hérités de l'ancien régime, ou importés des idéologies islamiste, nationaliste... totalitaires d'une façon ou d'une autre. Comment faudrait-il les motiver? Il faudrait les motiver en leur donnant l'initiative, en se mettant à leur écoute et non pas à les obliger à se mettre à l'écoute de la classe politique. La classe politique doit être démantelée pour que les jeunes puissent faire leur irruption. Plus, on crée des espaces pour les jeunes et on favorise l'expression jeune, mieux ça vaut pour la politique ! Et le rôle joué par les plateaux télévisés politiques ? Même face aux plateaux, nous assistons à une sorte de désintérêt général et presque d'un rejet de tout ce qui est chose politique publique, de tout ce qui est séance consacrée à la politique, de tout ce qui est plateau hyper politique. En effet, la politique se confond de plus en plus avec des langues de bois, avec des références idéologiques souvent opposées ou différentes mais le résultat est le même. Chacun essaie à travers sa secte, son discours, ses solidarités, ses bailleurs de fonds, d'occuper sa place, de partager un pouvoir, et finalement, ceux qui font de la politique, sont plus intéressés par leur propre carrière comme s'ils avaient investi pour des intérêts personnels que pour l'intérêt général. C'est le regard négatif que porte la jeunesse sur la politique et la chose publique. Une société vivant des difficultés matérielles peut-elle s'intéresser à la vie politique ? Dans ce système de confusion générale, de déstabilisation et de déstructuration de la société, il y a deux pôles qui se désintéressent à la politique : les uns, ceux qui sont riches et ont les moyens, leur mode de vie est toujours intact, ils arrivent à s'en sortir. Les autres, en bas de l'échelle, sont plus préoccupés par des stratégies de survie, par la matérialité du monde que par la politique. Chacun de ces deux pôles considère que la politique est loin de lui, les uns parce qu'ils peuvent la maitriser par leurs moyens, les autres parce qu'ils l'ignorent, ils sont en dehors du champ politique. Mais, il y a une sagesse collective qu'il s'agit de dégager, c'est la sagesse populaire, et c'est pour cela que la société se défend avec le peu de moyens qu'elle a, à travers la société civile, les syndicats, l'associatif, et surtout à travers la présence de la femme qui est centrale dans notre société. S'il y a une force qui va sauver la société, c'est bien la femme ! Recueillis par