Après tout, qui sait si la perspective de l'imaginer un jour ensevelie sous une montagne de commentaires et d'analyses n'a pas fait renoncer Franz Kafka à publier son œuvre... Son ami Max Brod, à qui l'on doit de la connaître, ne l'a pas vraiment formulé ainsi, et même pas du tout ; mais au vu des rayonnages de bibliothèques consacrés dans de nombreuses langues à la dissection de ses écrits, rien n'interdit de le penser. Ces temps-ci encore, la kafkalogie déborde en librairie. S'il est un champ bien labouré, c'est celui-ci ; aussi se permet-on d'être exigeant avec les nouveautés. Non que l'on attende quoi que ce soit d'inédit sur sa vie qui remette en question notre intelligence de l'homme. On retrouvera certainement encore des lettres, des photos, des documents mais l'essentiel est là, le décor est planté. Tout se passe au niveau des interprétations. Elles sont ad libitum, d'autant plus que la notion même de contre-sens n'a aucun sens. Tout est permis, et s'il y a bien une doxa, il n'y a pas de vérité supérieure car la doxa est fluctuante. Au-delà du cercle des experts internationaux encartés, chaque lecteur a sa lecture, et beaucoup tiennent à ce que cela se sache. Passons sur le moins intéressant : le Kafka (traduit de l'anglais par Nicolas Weill, 240 pages, 19,50 euros, Seuil) de Saul Friedländer. L'historien israélien, connu pour ses travaux sur le nazisme et la solution finale, a mis à profit sa parfaite connaissance de l'allemand et ses origines pragoises (1932) pour relire l'œuvre de Kafka à la lumière d'un prisme exclusif ; celui-ci est exposé dans le sous-titre figurant sur la couverture : « Poète de la honte », formule enflée, lapidaire, insatisfaisante et d'ailleurs incomplète, le sous-titre de l'édition originale précisant « The Poet of Shame and Guilt ». Il le ramène en permanence à sa haine du corps, sa honte sexuelle, ses pulsions homosexuelles, ses fantasmes sado-masochistes, son goût pour un pouvoir fort à travers son culte pour Napoléon.... On le lit, on s'accroche et on se lasse de cette réduction d'une des œuvres les plus universelles qui soient, l'une des rares qui dominent le XXème siècle littéraire ; on se demande pourquoi il s'est embarqué dans cette galère dont il n'arrive pas à sortir, fût-ce « un petit essai biographique ». Si telle était l'ambition avouée, il valait mieux renoncer. Tout cela parce que le père de Saul Friedländer a lui aussi étudié le droit à l'université Saint-Charles avant, lui aussi, d'être conseiller juridique dans une compagnie d'assurances ; parce que sa mère s'appelait Elli comme la sœur aînée de Kafka ; et que les trois sœurs de l'écrivain ont péri dans un camp comme les parents de Friedländer. Au fond, ce livre nous en apprend davantage sur lui que sur Kafka. « La mystérieuse contrée » Autre déception, mais d'un autre niveau : le chapitre « La mystérieuse contrée », consacré à la structure du Château, dans La Description du malheur (Die Beschreibung des Unglücks, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes sud), recueil d'essais critiques de W.G. Sebald. On s'étonne déjà de trouver ses vues sur Kafka dans ses réflexions sur la littérature autrichienne telle qu'elle s'est incarnée à travers les œuvres de Stifter, Schnitzler, Canetti, Bernhard, Handke... Sebald les réunit sous la bannière de la transgression des limites, ce qui prend tout son sens dans une société dont la culture renferme un malaise qui lui est propre : elle fait de la critique d'elle-même son propre principe. Mais qu'il s'agisse de l'impression que Kafka s'est ingénié à éliminer les indices trop évidents susceptibles de mener au sens de ce qu'il avait écrit, ou du château de Nosferatu survolé par des corneilles dans le film de Murnau comme dans le Château, on ne lit rien de neuf sous le regard pourtant admiré de W.G. Sebald (le recueil date de 1985), on repart vraiment déçu surtout si c'est pour aboutir à un lieu commun : la mystérieuse contrée où K. est conduit et d'où nul voyageur ne revient... C'est peu dire que tout cela manque d'humour, de cet humour qui devrait être le sens premier de « kafkaïen » et qui ne l'est pas comme chacun sait. L'adjectif, victime de son succès, est si galvaudé qu'il ne désigne même pas une forme ou une sensibilité, mais un aspect complexe de la réalité marqué par l'absurde, l'inquiétude sinon l'angoisse. (voir ici les aventures de l'adjectif en anglais, « kafkaesque », et ce n'est pas triste non plus). Alors passons aussi. On en apprend davantage dans un petit livre qui ne se pousse pas du col : Sept méditations sur Kafka (Kafka y el Holocausto, traduit de l'espagnol par Gersende Camenen, 224 pages, 21 euros, Arcades/ Gallimard). Alvaro de la Rica nous invite à déchiffrer cette œuvre à partir des cercles concentriques qui la configurent : le mariage, la Loi, la victime, le pouvoir, la métamorphose, la révélation. Entré dans cette spirale de sens dans ce qu'elle peut avoir de plus sinistre, le lecteur n'en est pas moins aspiré par le haut dans un abîme ascendant. Nul n'est assuré in fine pu décrypter les lois de cette dynamique circulaire mais qu'importe. Au vertige de la lecture du texte de Kafka se superpose celui de son interprétation, et il devient difficile de les séparer dans notre souvenir. C'est dire si les intuitions de cet essayiste espagnol sont fécondes, contrairement à celles de Friedländer qui nous laissent sur le quai. « Une image plus discrète et plus policée » Kafka s'y trouve bien « dans son jus », ses textes, avec notamment des extraits de sa correspondance et de son Journal, que les maîtres d'œuvre ont eu la bonne idée de confier à Olivier Mannoni afin qu'il en propose une nouvelle traduction, susceptible d'engager une nouvelle lecture, tant elle met en lumière la vigueur de la langue, l'audace des images et les constructions souvent surprenantes de l'écrivain. De quoi donner, tant de l'homme privé que de l'écrivain, « une image plus discrète et plus policée » selon Jean-Pierre Morel. Une autre originalité a été de convoquer des kafkaïens que l'on entend rarement, à savoir des metteurs en scène de théâtre ou de cinéma qui ont à se colleter à leur façon avec ses mots et ses situations ; car on apprend toujours à l'écoute des créateurs qui se sont mis dans son sillage tant son génie irradie. La richesse et la densité de l'ensemble sont telles qu'elles sont irréductibles à un simple compte-rendu. Il faut y aller voir, s'y perdre par sauts et gambades, car il n'est pas d'interprétation qui dans ses pages n'ouvre d'autres portes à partir d'un autre point de vue, même si certaines analyses ployant sous les références sont particulièrement absconces. On aimerait suggérer à leurs auteurs d'inscrire au-dessus de leur table de travail en lettres de néon la boutade de Freud :«Parfois un cigare est juste un cigare ». On aimerait tant protéger Kafka contre l'emprise délirante de certains kafkaïens ; mais, en l'absence de moyens coercitifs efficaces, on s'en remet à la puissance et à l'énergie de cette œuvre qui a montré qu'elle était capable depuis près d'un siècle de résister aux pires assauts. Mais il n'y en a pas que pour les universitaires puisque parmi les grands anciens, on retrouve Brecht, Benjamin, Döblin, Schulz, Borges, ainsi que plus récemment Starobinski, Handke, autant de contributions auprès desquelles celles de Gide, Breton, Camus, Genet, Barthes font pâle figure. Vertu de l'interprétation dès lors qu'elle donne envie de retourner à la source. C'est le cas dès la première partie, qu'on ne lâche que pour (re)lire La Colonie pénitentiaire, parabole universelle et allégorie à grande échelle, en ayant cette fois à l'esprit les analogies de la situation (le bagne, l'île de la relégation etc) avec celle de l'ex-capitaine Dreyfus. De quoi s'agit-il au fond dans cette longue nouvelle écrite en 1914 ? De la capacité de l'homme à rester à sa place. De sa peur de ne pas être en règle. Inutile d'aller très loin pour y être confronté : tout lecteur peut être plongé demain dans ces affres en prenant le métro, le Rer ou le train et en étant le témoin d'un acte barbare, paralysé par son impuissance, pressé de s'interroger sur les effets qu'il aurait à subir de son intervention avant même de s'indigner de la situation. Le kafkaland est un no man's land. L'ennemi y est sans nom, la menace d'autant plus pesante qu'elle est invisible et indéterminée. Le mot « juif » est pratiquement absent de cette fiction traversée de part en part par ce que l'intranquillité de l'Europe centrale pouvait alors avoir de profondément juif. Dans un texte inédit en français datant des années 80, Stéphane Mosès propose une exploration lumineuse de la relation entre Gershom Sholem et Franz Kafka, ce même Scholem qui avait coutume de dire à ses étudiants dans les années 30 que pour espérer comprendre la Kabbale, ils devaient commencer par lire Kafka, notamment Le Procès (à écouter ici en feuilleton mis en ondes sur France-Culture)... Il est vrai qu'à ses yeux, cette œuvre, relue à la lumière du Livre de Job entre autres, était dans son ensemble marquée par la possibilité du Jugement divin, et que c'était même là son unique sujet ! Thomas Pavel précise : « la Providence et l'autorité morale individuelle ». A ce propos, Stéphane Mosès met en lumière un paradoxe intéressant.