La question s'était posée le 4 mai 1939 dans un éditorial célèbre de Marcel Déat à la une de L'Oeuvre ; c'est de Dantzig qu'il s'agissait. La même s'est récemment posée pour Palmyre mais, après le précédent des bouddhas de Bamyan, la réponse paraissait incluse dans la question. Quand il est si difficile d'engager des hommes pour défendre des hommes, et des troupes pour affronter des troupes, le sauvetage du patrimoine mondial de l'humanité est devenu secondaire dans la lutte contre une barbarie méthodiquement à l'œuvre. Ne reste plus qu'à déplorer, s'indigner et à dénoncer. Le nouveau livre de l'historien Paul Veyne Palmyre. L'irremplaçable trésor, de Paul Veyne (144 pages, Albin Michel) y parvient parfaitement. Il est dans ce registre, ce qui n'a pas échappé à nombre d'éditeurs étrangers qui se sont pressés pour en acquérir les droits. Sa qualité de professeur au Collège de France, spécialiste de l'Antiquité gréco-romaine, plaide pour l'assise de son propos. Ecrit dans l'urgence, son livre est, « naturellement » pourrait-on dire, dédié à : « Khaled al-Assaad, archéologue, directeur général des Antiquités de Palmyre de 1963 à 2003, assassiné pour « s'être intéressé aux idoles » » Professeur d'histoire, « c'est à dire guide de tourisme dans le temps », Paul Veyne l'est resté fut-il émérite, et un guide des plus clairs, des plus éclairés, des plus pédagogues. Palmyre, la plus belle cité de Syrie, il lui avait déjà consacré une cinquantaine de pages il y a quinze ans dans une préface reprise au sein de L'empire gréco-romain. Inutile de discuter sa thèse car quel lecteur un tant soit peu frotté d'humanités, soucieux du tronc commun des civilisations, sidéré par la volonté islamiste d'éradiquer du paysage le passé pré-islamique avant de l'effacer de nos mémoires, n'y souscrirait ? Quel honnête homme ne ferait sienne la conclusion de sa conclusion : « Oui, décidément, ne connaître, ne vouloir connaître qu'une seule culture, la sienne, c'est se condamner à vivre sous un éteignoir ». Son livre nous interpelle par d'autres aspects. Disons par les problèmes que pose toute vulgarisation. Ou plutôt : toute « popularisation » de l'Histoire, pour une fois que c'est justifié, autorisons-nous cet anglicisme abusif, lequel a le mérite de mieux commencer que « vulgarisation » qui enfoncerait déjà son auteur à son seul énoncé. Paul Veyne a pris le parti de moderniser le lexique. Mais était-ce bien nécessaire ? Ce qu'on y gagne : une compréhension plus aisée qui ne nécessite le recours à aucun dictionnaire. Ce qu'on y perd : la précision, l'authenticité. Dans le premier cas, on est guetté par le contre-sens, l'anachronisme ; dans le second, on risque de n'être pas compris ni entendu par le plus vaste public. Son parti pris assumé est respectable mais on comprend qu'il puisse heurter au-delà du cercle restreint des spécialistes et des chercheurs. Des exemples ? Passons sur sa désignation des assassins de Palmyre : « l'organisation terroriste Daech », « un groupe terroriste », « la barbarie terroriste » ; il faut se reporter au cahier photo pour apprendre que « l'Etat islamique » a ordonné la destruction du temple de Bêl, précision loin d'être superflue. Mais pourquoi passer sous silence les destructions de Bachar El Assad et le fait qu'il ait ordonné à son armée d'abandonner Palmyre à Daech sans combattre ? Paul Veyne ayant choisi de moderniser, il est donc question de Turquie, de Bulgarie et d'Istanbul dans cette histoire pourtant très ancienne. Les lecteurs s'y retrouveront mieux là où les historiens trépigneront sans parler des géographes, ce dont il doit bien se moquer. On mettra sur le compte de l'urgence le « fait » que vers 260 l'empereur Valentin ait été fait prisonnier « en personne »est-il précisé, par Sapor, roi des rois, à ceci près qu'il n'y a jamais eu d'empereur Valentin dans le quartier (c'est de Valérien qu'il s'agit). Ou que la grande rue à colonnades commence au temple de Bel alors qu'en réalité c'est l'inverse, ainsi que les archéologues allemands l'ont établi il y a une vingtaine d'années. On dira que les coquilles ne font pas de dégâts. Les anachronismes non plus : on ne risque pas de fermer les portes de la cité puisqu'il n'y avait pas de remparts avant Dioclétien (244-311). On ne peut tirer aucune conclusion de l'absence de thermes à Palmyre (on n'y a retrouvé qu'un seul bain) dans la mesure où la majeure partie du site n'a pas encore été fouillée. Quant à se demander qui a payé le temple de Bel, contrairement à l'auteur on ne se pose plus la question depuis un certain temps puisque la réponse figure dans les inscriptions. Quant aux fameux bijoux de l'antique Palmyre, il faut bien reconnaître qu'on en a jamais retrouvé la trace ailleurs que dans un poème de Baudelaire. D'aucuns hausseront les épaules en soupirant que ces fautes sont vénielles, qu'elle n'intéressent que les experts, que le grand public n'en a cure ; après tout, Emmanuel Carrère a été plus loin encore dans un livre qui a ravi les foules et d'où l'on sortait convaincu d'avoir rencontré saint Paul Pot. Il est vrai qu'on a moins d'exigence avec un romancier qu'avec un historien du Collège de France. Le lyrisme de Paul Veyne ajoute à l'édification de ses plus anciens lecteurs, habitués à ses emportements, ses colères, ses provocations et surtout ses libertés tant dans ses essais sur Foucault et Char que dans ses mémoires. D'aucuns décèlent même dans le long travelling qui ouvre son évocation l'ombre portée de l'incipit du Salammbô de Flaubert. Ses sources y sont rares mais Paul Veyne peut à juste titre exciper de leur inutilité dans un tel projet. Maurice et Annie Sartre, les meilleurs spécialistes français de la question, sont bien cités à deux reprises pour leurs travaux, livres, articles sur la Syrie antique (Maurice Sartre est notamment rédacteur en chef de la prestigieuse revue savante Syria, éditée par l'institut français du Proche-Orient) mais ils le sont à contre- sens ; car, ils le disent bien, rien ne prouve que la Zénobie, qui n'était pas reine de Palmyre, ait eu une attirance pour le judaïsme, c'est une légende ; et pourquoi l'auteur veut-il « confronter » sa version à la leur alors que ce sont les mêmes ? Sur le fond (religion, commerce, culture) les Sartre et Veyne sont d'accord. C'est sa désinvolture qui fait problème s'agissant d'un grand historien, estiment-ils après avoir passé son livre au crible. Au fond, pour prendre la mesure du massacre des ruines, on ne peut qu'inviter une certaine catégorie de lecteurs à lire Palmyre. L'irremplaçable trésor de Paul Veyne, et une autre, plus exigeante et plus curieuse, à lire Zénobie. De Palmyre à Rome (Perrin, 2015)