L'initiative du président de la République Béji Caïd Essebsi relative à la formation d'un gouvernement d'union nationale est à la croisée des chemins. L'ancien ministre de Bourguiba qui s'évertue à reproduire le Front national constitué au lendemain de l'indépendance entre le Néo-Destour de Bourguiba, l'UGTT, l'UTICA et l'Union nationale des agriculteurs (UNA, l'ancêtre de l'actuelle Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche) est lâché de plus en plus pas ses alliés et même ses propres lieutenants. Le refus de l'UGTT et de l'UTICA de participer au futur cabinet d'union a représenté le premier revers sérieux essuyé par l'initiative qui vise essentiellement à relancer la machine économique grippée. Le remplacement du chef du gouvernement, Habib Essid, dont le départ a été suggéré par le chef de l'Etat, s'est finalement avéré plus compliqué que prévu. Celui qui a occupé le poste de ministre de l'Intérieur en 2011 dans le cabinet de Caïd Essebsi, alors Premier ministre de Foued Mebazâa, refuse de rendre le tablier. M. Essid a même déclaré qu'il ne comptait pas démissionner, indiquant qu'« il y a d'autres scénarios prévus par la Constitution pour changer le gouvernement ». Par ailleurs, le mouvement Ennahdha semble décidé à profiter pleinement de son statut de première force à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), acquis à l'issue de l'implosion de son allié Nidaa Tounes. Le nouveau président du conseil de la Choura du parti, Abdelkarim Harouni, a en effet jugé le week-end dernier «indispensable de prendre en considération le poids politique du mouvement dans la composition du gouvernement d'union nationale», proposé par le président de la République Béji Caïd Essebsi. Il a aussi clairement indiqué que le mouvement islamiste, dont le dernier congrès tenu en mai dernier a acté la séparation entre l'action politique et la prédication, allait réclamer de nouveaux portefeuilles ministériels, notamment des «ministères techniques ayant pour mission d'assurer des services sociaux». Idem pour le président du parti, Rached Ghannouchi, qui a affirmé que le mouvement doit être représenté dans ce gouvernement en fonction de son poids électoral, faisant remarquer que «le mouvement Ennahdha ne peut être jugé que proportionnellement à sa participation au gouvernement». Arme à double tranchant A travers ces déclarations, Ennahdha se positionne en tant que principal acteur sur l'échiquier politique national, voire en tant que maître du jeu apte à faire la pluie et le beau temps. Selon les spécialistes en droit constitutionnel, le parti de Rached Ghannouchi n'est pas habilité à choisir le nouveau chef du gouvernement conformément aux dispositions de la Loi fondamentale. L'article 89 de la Constitution stipule, en effet, que «dans un délai d'une semaine après la proclamation des résultats définitifs des élections, le président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'Assemblée des représentants du peuple, de former le gouvernement dans un délai d'un mois pouvant être prorogé une seule fois ». Autant dire que Nidaa Tounes aura, encore, une fois le dernier mot en ce qui concerne le choix du nouveau chef du gouvernement. Le mouvement Ennahdha pourra cependant négocier en position de force et même mettre la main sur les rouages de l'Etat en obtenant un nombre conséquent de portefeuilles ministériels, dont des ministères de souveraineté. Et même au cas où Nidaa Tounes choisit d'écarter le parti islamiste du prochain exécutif- ce qui paraît très improbable au regard de l'attachement de Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi à un large consensus avec la bénédiction des chancelleries occidentales -, Ennahdha pourrait bloquer l'ensemble du processus de formation d'un gouvernement d'union nationale en refusant de retirer sa confiance à l'actuel chef du gouvernement Habib Essid. Selon certains observateurs, l'attachement manifeste d'Ennahdha à obtenir une représentativité correspondant à son poids au sein de l'ARP constitue une arme à double tranchant. Car au cas où le parti islamiste parviendrait à obtenir la part du lion au sein du prochain cabinet, ses adversaires, notamment les formations d'extrême gauche, feront tout pour lui mettre les bâtons dans les roues et le présenter comme étant un parti hégémonique qui cherche à infiltrer l'appareil de l'Etat. Plusieurs voix s'élèvent d'ores et déjà pour rappeler que le parti qui avait remporté les premières élections libres post-Ben Ali en 2011 assume une grande part de responsabilité dans l'état de déliquescence dans lequel se trouve l'économie tunisienne actuellement. Rached Ghannouchi et ses compagnons sont avertis.