Naguère tenant de la ligne dure au sein d'Ennahdha, taxé de crème de la crème des faucons de la nébuleuse islamiste après 2011, condamné à perpétuité en 1990 en pleine compagne sécuritaire contre les nahdhaouis, arrêté trois fois au temps de Bourguiba et de Ben Ali avant de s'exiler tout d'abord en Algérie puis en Angleterre où il a fini ses études supérieures en « Gouvernance, Histoire, et Relations internationales » et accompagné, durant vingt ans, cheikh Rached Rannouchi dans sa traversée de désert chez la « perfide Albion », boîte noire et fidèle chef de bureau de son mentor à Londres et de toute une diaspora aux aguets durant deux décennies, promoteur de la campagne « ikbess » lors du règne de la troika en 2012, pilier du gouvernement de Hamadi Jébali et véritable initiateur, affirment ses détracteurs, du fameux sit-in de la colère face au siège de la télévision nationale, ce qui lui a valu, à l'époque, l'animosité de l'ensemble des médias, des patrons de presse, des syndicats de base, liés à la Place Mohamed Ali et des intellectuels libéraux et de gauche. Eh ! Oui, il s'agit de Lotfi Zitoun, esthète, toujours élégant, amoureux des joutes politiques, des confrontations d'idées, désormais caution frondeuse et icône intellectuelle, qui monte sabre au clair sur tous les fronts du combat démocratique, coqueluche des plateaux et des salons politiques depuis sa prise de distance de Mont-Plaisir, ardent défenseur des libertés publiques et individuelles au grand dam de la base salafiste du mouvement islamiste et figure tutélaire de la voix dissidente nahdhaouie, appelant à l'alternance, à l'exemplarité et à la bonne gouvernance. « C'est la curée au sein de la classe politique. On se déchire. A coup de bistouri. A l'arme blanche. Qui tranche. Qui approfondit. Les ruptures. Les fissures. Les divorces. C'est affligeant. Au bout d'un moment, le verbe ne suffit plus. On a connu dans le passé des moments d'affirmations et de tensions. Mais là, on est à bord de la faillite financière. Du précipice. Et on passe encore notre temps à se taper dessus. Comme dans un ring. Au Bardo. Au sein des Etats-majors des partis. Tout ça va mal finir », nous dit M. Lotfi Zitoun, désormais lanceur d'alertes, qui a fini par trouver un nouveau rôle dans l'agora, se muant en vigie du politiquement correct, mis en garde les apprentis sorciers contre un divorce durable avec les Tunisiens, regretté la perte de repères généralisée, appelé à un sursaut des professionnels de la politique, poussé à la sanctuarisation des libertés, dénoncé l'isolement diplomatique de la Tunisie, refusé la fatalité du déclin en se posant en chantre du renouveau démocratique du pays. Notre interlocuteur, au caractère bien trempé, qui a pris de la hauteur et fait des étincelles dans l'éphémère gouvernement Fakfakh, a bien voulu partager avec « L'expert » ses réflexions sur les blocages de la vie politique actuelle, la réforme de l'Etat, la montée des populismes, « l'annus horribilis » en cours, l'aggravation de la crise après la publication du rapport Moody's et la bérézina économique et sociale annoncée. Apparemment, vous avez tout pardonné à vos anciens geôliers ?
En politique, il n'y a que la dernière couche de la réconciliation. De la rencontre. Des dépassements, qui comptent. C'est empirique. Historique. Indépassable. Plus que le pardon, il y a l'oubli. L'amnistie. Le recul. Puis le sourire. La distance. La reprise. L'espoir. On ne peut pas survivre sans oublier. Pardonner. Aller de l'avant. Reprendre la vie à bras le corps. Refonder ses relations. Tirer les leçons. Faire confiance. Tenir le cap. Eh ! Oui...Il faut oublier pour vivre mieux. C'était urgent pour s'accorder vite avec la vie. Qu'est ce j'ai oublié, moi ! J'oublie jusqu'aux noms de ceux qui ont été un peu méchants avec moi. Dans un moment ou un autre de la vie publique. Et ils sont légions. In fine, pardonner. Cela s'appelle de la volonté. Quel regard portez-vous sur l'actuel blocage institutionnel dans le pays ?
Selon moi, il s'agit d'un remake depuis 2011. J'ai déjà mis en garde contre ce blocage institutionnel, qui a mis en scène en 2012 Moncef Marzouki contre Hamadi Jébali et en 2014 avec Mehdi Jomaâ, dont le mandat de dix mois était parsemé de chamailleries et de démêlés continus avec le locataire de Carthage. De son côté, Feu Béji Caid Essebssi, grand vainqueur des élections présidentielles en 2014, vieux routier de la politique nationale et internationale et icône de la transition démocratique, a eu maille à partir avec Habib Essid et a assisté à son propre isolement quand Youssef Chahed, propulsé au firmament de l'Etat par ses soins, a tourné casaque, créant son propre parti politique « Tahya Tounes », n'hésitant pas à marginaliser son mentor et à provoquer encore plus de scissions au sein de Nidaa Tounes. Kais Said, qui n'appartient pas à l'establishment traditionnel tunisien, est plus résistant que son prédécesseur ; seul interprète de la constitution en l'absence du conseil constitutionnel, il rejette la pratique du consensus et défend opiniâtrement , le verbe aidant, son pré-carré, laissant ainsi la porte ouverte à une folle course au pouvoir entre des protagonistes, dont l'obsession carriériste n'est plus à démontrer. Certains insistent sur une relation privilégiée entre vous et feu Bajbouj. Qu'en dites-vous ?
Je lui voue respect, estime et considération. Au début, on ne le voyait pas venir. C'était d'ailleurs sa force. Il a avancé à pas feutrés depuis son départ de la Kasbah en 2011, et puis il a fini par s'imposer. Lançant Nidaa Tounes comme une fusée. C'est ainsi qu'il a conquis le pouvoir. C'est ainsi qu'il l'a exercé. Tranquillement. L'air de rien. Mais avec une opiniâtreté redoutable. C'était le garant de la transition démocratique et de la transparence des élections législatives qui ont conduit Ennahdha au pouvoir en 2011 et propulsé aux palais de la République une nouvelle élite, naguère méprisée, périphérisée, rejetée et diabolisée. Une première dans un monde arabe, tétanisé depuis des décennies en raison d'élites arrogantes, soi-disant modernistes, accrochées à ses privilèges, incapables de gérer les différents politiques pacifiquement et de favoriser un climat d'alternance à même de réguler les passions et les tensions sociales. Quand certains partis politiques et des figures de proue de la société civile tunisienne appelaient en 2013 à la sédition, à l'insurrection et au sit-in devant les gouvernorats et les ministères, feu Béji Caid Essebssi, dont l'audace est spectaculaire, rejetait la politique de la terre brûlée de ses alliés au sein du front du Salut, refusait l'affrontement, tendait la perche à Mont-Plaisir et plaidait pour le consensus entre la mouvance libérale du pays représentée par Nidaa Tounes et le parti Ennahdha, reflet de larges couches conservatrices. Me concernant, j'ai eu l'honneur de l'approcher véritablement au temps de sa présidence quand il m'appelait parfois à l'occasion de la parution de mon article hebdomadaire dans le journal « Echourouk », ce qui m'a permis de mieux le connaître sur un ton assez intimiste, de construire ma propre opinion autour de ses orientations et ses visions de l'environnement régional et international de la Tunisie, d'échanger avec lui à propos de sujets divers, de mettre l'accent sur les thématiques consensuelles, de comprendre sa stratégie de communication et de profiter de ses enseignements géopolitiques. Une profonde complicité est née au fur et à mesure de nos palabres. Autre constat : Une amitié durable a couronné nos échanges. Pourquoi Ennahdha a-t-elle soutenu Youssef Chahed dans son différent avec feu BCE ?
Dés le début du conflit entre la Kasbah et Carthage en 2018, j'ai pris fait et cause pour Bajbouj et plaidais, à chaque réunion du Majless Echoura, pour la pérennité de notre alliance avec le fondateur de Nidaa Tounes car il s'agissait pour moi d'une entente d'ordre civilisationnel entre deux courants de pensée en Tunisie et non pas d'une pratique politique conjoncturelle et opportuniste. D'ailleurs, à mon avis, l'effritement du Nidaa n'a pas servi la cause de Mont-Plaisir puisqu'il a favorisé la montée d'Abir Moussi, une expression politique de l'ancien régime revancharde et fanatique, qui a réussi à capitaliser les errements de dix ans de gestion calamiteuse des affaires publiques du pays. Quels sont vos principaux griefs à l'encontre de cheikh Rached Ghannouchi ?
J'avais souhaité son alignement stratégique sur feu Béji Caid Essebssi dans son litige avec Youssef Chahed car son positionnement de l'époque lui a barré la route d'incarner l'héritage consensuel après la mort de Bajbouj, de revendiquer la mémoire de son partenaire de la transition démocratique et de jouer ainsi le rôle du sage et du fédérateur dans une arène politique où les appétits des uns et des autres sont de plus en aiguisés. En participant à l'éclatement du Nidaa et à l'affaiblissement du locataire de Carthage face à son poulain, dévoré d'ambitions et pressé d'en découdre avec son bienfaiteur, Rached Ghannouchi a renoncé, implicitement, à capitaliser le legs culturel de son vieux compère et le capital symbolique, lié au parcours des deux cheikhs dans le maintien de la paix civile et le raffermissement du concept de l'alternance politique dans la vie publique. L'ambiance au sein d'Ennahdha est délétère, nous dit-on. Est-ce vrai ?
Actuellement, les prises de position des dirigeants d'Ennahdha à propos de l'équation politique interne et des alliances sur le plan régional et international sont intimement liées au combat pour la succession du président du mouvement, ce qui doit en principe pousser le cheikh à clarifier ses intentions concernant son futur statut au sein du parti et sa vision du prochain congrès. Afin de préserver la cohésion de son parti dont le socle social commence à s'effriter à sa droite avec la montée d' « atilaf al karama », de freiner l'élan des populismes, en vogue par les temps qui courent et d'enraciner les valeurs de la bonne gouvernance. Que pensez-vous de la poussée d'Abir Moussi ?
C'est Ennahdha qui est à l'origine de sa percée sur le terrain et les sondages car en participant à l'isolement de Béji Caid Essebssi à la fin de son mandat, Mont-Plaisir a pris le risque d'enfoncer un adversaire modéré et de favoriser la montée d'une frange destourienne fanatisée, cherchant l'affrontement et non l'apaisement et le dialogue. Résultat : Abir Moussi est de plus en plus performante dans ses interventions médiatiques, continue à se construire, se nourrit de l'impopularité grandissante d'Ennahdha et de la classe politique, issue de la révolution du 14 janvier 2011. Bien entendu, elle n'a pas encore gagné mais c'est tout comme. Abir Moussi est devenue une obsession. Un cauchemar. Une mauvaise conscience aussi. La classe politique broie du noir. Ne sait plus comment faire. S'accuse mutuellement d'avoir servi de tremplin à ce vestige de l'ancien régime. Pendant ce temps, elle continue son travail de sape et jure, à chaque occasion, de faire « turbuler » le système en ramassant les déçus de la révolution du jasmin. Hélas ! Le contexte l'a sert. Tout comme les erreurs des uns et des autres. Au risque de la servir un peu plus encore. Car, elle, ravie de son positionnement, profite des campagnes agressives à son égard pour se proclamer victime, trop contente de cette publicité gratuite qui la consacre star au sein du parlement. Eh ! Oui ...Après cela ils peuvent toujours cogner. En suivant cette pente, il va falloir que tout le monde assume. Des réserves à propos de Kais Said ? Il serait irresponsable de dire : Circulez...Il n'y a rien à voir. Kais Said, qui brille par son absence dans les forums et les rendez-vous des grandes instances panafricaines et onusiennes, a gardé les mêmes postures de sa campagne électorale. Les slogans sont les mêmes. Les diatribes et les pamphlets gardent la même tonalité. Il a le mérite de la constance. Et le privilège du verbe. Face à ses adversaires. Qui peinent à retrouver leurs repères face à un président intraitable. Obtus. Cela dit, son rôle d'opposant au système, si la classe politique ne marque pas un franc retour à la politique du consensus, est porteur de dangers et de risques pour la stabilité du pays et son statut dans son environnement régional et international. L'espoir est de rompre radicalement avec la politique du pire, qui dure depuis un bon moment au sein des différents partis et de coller aux impératifs d'un dialogue national à même de redonner confiance aux Tunisiens. Propos recueillis par Imededdine Boulaâba