Intègre, bienveillant, jovial : Les trois qualificatifs résument, aux yeux de ceux qui l'ont fréquenté et apprécié, la personnalité de Ridha Belhaj, avocat actif au sein de la société civile et politique, ancien directeur du cabinet présidentiel de feu Béji Caid Essebssi, pivot incontestable du lancement de l'idée du Nidaa en 2012 et compagnon de route du parti communiste tunisien au temps de Bourguiba et des forces progressistes durant des décennies. Cet homme souriant et d'une belle ouverture d'esprit, fils d'une famille djerbienne cultivée, éclectique, besogneuse, dont l'une des figures totémiques est un grand frère engagé dans la résistance palestinienne dans les années 70 et 80 à Beyrouth , a accompagné toutes les phases de la transition démocratique depuis 2011 aux côtés de Mohamed Ghannouchi d'abord et assistant Bajbouj par la suite dans son périple politique hallucinant de la kasbah au siège de Nidaa Tounes au Lac 1 pour atterrir finalement au Palais présidentiel de Carthage après la victoire des nidaistes aux élections présidentielles et législatives face au mastodonte politique de l'époque « Ennahdha ». Cela dit, difficile en ce moment au sein du microcosme tunisois de trouver des avis nuancés sur Ridha Belhaj. D'un côté, il y a ceux qui ont chantonné déjà son requiem après son départ de Carthage et son divorce avec son mentor de l'époque. « Il est mort...Il n'est plus dans le radar....C'est un homme du passé....Ses idées ne sont plus d'actualité.... Le Nidaa est fini...Lui avec....», susurrent ses détracteurs, éparpillés dans plusieurs formations politiques. De l'autre, il y a des inconditionnels, qui croient mordicus que sa carrière politique est loin d'être dans l'impasse puisqu'il continue, disent-ils, de refuser de disparaître, de multiplier les interventions médiatiques, de tenir un discours rassembleur au sein du parti Amal Tounes, d'afficher, à longueur de séminaires et de forums, sa détermination à continuer la lutte dans l'agora et d'affirmer sa propension au combat politique dans un contexte de polarisation idéologique exacerbée. « Ces dernières années, j'ai traversé des épreuves, buté sur des chausse-trappes et de combines, subi des attaques tout azimuts. Certains espèrent toujours me détourner de mon but. Fléchir sous les coups ? Abdiquer ? Abandonner l'espace public aux extrêmes ? Jamais ! », nous dit M. Ridha Belhaj, qui a bien voulu nous recevoir au siège du parti Amal Tounes, s'engageant avec « L'expert » dans une discussion franche et spontanée à propos de sa vision de la Tunisie, des protagonistes politiques et des défis en cours, dix ans après la révolution du 14 janvier 2011. Comment évaluez-vous la situation politique actuelle ? A l'image de l'Afrique du Sud, du Portugal ou de l'Espagne, qui ont connu une transition démocratique à haut risques, la Tunisie, épuisée, taraudée par les excès de langage et les slogans à tout va, invente sa voie, essaie d'éviter, autant que faire se peut, les blocages, négocie toutes les ouvertures possibles, peaufine ses réponses, s'enlise souvent dans les débats idéologiques, fait face à la grogne sociale, gère ses différences, affronte son destin en dépit des appels des uns et des autres à casser le système en place et à jeter l'anathème sur l'ensemble de la classe politique et les institutions, issues de la constitution de 2014. A mon avis, malgré les imperfections du régime politique actuel, les déboires des gouvernements successifs depuis 2011, le désespoir de la jeunesse face au chômage endémique et les images désolantes de l'Assemblée du peuple, les élites tunisiennes doivent persévérer dans la dynamique démocratique en cours, ancrer le principe de l'alternance, recourir au dialogue et au compromis afin d'assurer le lancement des réformes économiques et politiques dans un contexte de crise sanitaire aigue. Les Tunisiens sont condamnés à écrire un nouveau récit. Tous ensemble. Une nouvelle étape à franchir. Une révolution tranquille à engager. Une nouvelle Tunisie à faire émerger. C'est un long travail. C'est vrai. Depuis des années maintenant, nous traversons une terrible crise politico-sociale. Nous devons nous rassembler autour d'une table ronde pour renverser la tendance, retrouver l'envie de nous engager, de dire non aux vieilles habitudes, à ce populisme, qui nous épuise, redécouvrir l'honneur d'être nous-mêmes et penser que la Tunisie est une chance. Notre chance. Quelles leçons avez-vous tiré de votre expérience nidaiste ? Tout d'abord, l'expérience était édifiante, grisante, excitante à plus d'un titre. Car, accompagner l'itinéraire politique du regretté Béji Caid Essebssi, assister au rassemblement des forces centristes et progressistes au sein du Nidaa, côtoyer des personnalités internationales influentes, participer à la décision démocratique, exercer la magie du pouvoir, croiser le fer avec les différentes protagonistes de la scène publique et goûter au triomphe électoral en 2014 demeurent pour moi des jalons, des moments fatidiques, des ancrages gravés à jamais dans ma mémoire. La patience, l'humilité, l'art du compromis, la négociation, la retenue et non l'émotion ....Des leçons à retenir de mon passage au sein du Nidaa. Hélas ! La densité des événements après la déroute de la troika en 2014 et le déficit d'expérience dans la gestion des conflits internes a précipité l'implosion du parti, favorisé le travail de sape de ses détracteurs, aiguisé les appétits des uns et des autres et aggravé les défiances des différentes sensibilités constitutives du Nidaa. Que pensez-vous du palmarès de Kais Said à Carthage ? Nous sommes mal. Les Tunisiens ne parviennent ni à comprendre la politique de Kais Said, ni à l'accompagner ou à la contrarier. On le savait. Cet homme règne par le populisme. Par la division. De la Tunisie. Et des Tunisiens. Mais les Tunisiens, eux, sont dépités. Plus encore ceux qui ont voté pour lui. Les autres attendent. Normalement, après l'élection, c'est le temps de l'infaillibilité du vote. Quelle pire impression que d'avoir été trompé ? Et nous sommes dans ce moment là. Dans ce doute là. Une présidence qui a la haute main sur la diplomatie mais qui ne sait qu'en faire. Impuissante. Irrésolue. Kais Said ne parvient pas à s'extraire de son discours électoral. A endosser les habits présidentiels. A apaiser les passions. A jouer le fédérateur. Ses résultats, après plus d'une année à Carthage, sont marqués du sceau de l'inefficacité. De l'indigence. Du désordre du discours. De l'immobilisme. De l'idéologie. Son équipe de conseillers est faible, divisée, obnubilée par les slogans de son patron. Quel piètre bilan. Quel épuisement de sa légitimité. Il voudrait nous faire croire à son statut de saint. Qu'on le voit vraiment en puritain. Mais, avec son verbe saccadé, la solitude que l'on sent dans cette étrange pratique du pouvoir, cet habit présidentiel que définitivement il ne parvient pas à revêtir, il voudrait nous soumettre à un pouvoir manichéen, vieux jeu, triste et tout compte fait dangereux. Seulement, les Tunisiens le découvrent au fur et à mesure de leur quotidien. Ils comprennent chaque jour que le chef de l'Etat, plébiscité en 2019 par une majorité populaire, est devenu, dans l'exercice du pouvoir, un chef de clan, de partisans, de parti, qui ignore les autres. In fine, on n'a pas besoin de beaucoup de démonstration pour dresser le bilan de Kais Said. Chacun se souvient de sa campagne, il y a eu des promesses. Et finalement, ce qui allait mal va plus mal, ce qui allait bien va moins bien. Voilà la situation dans la quelle on est. Et personne, les Tunisiens le disent, n'a une idée claire de la direction qu'il prend et de l'interprétation qu'il se fait de la constitution. « Mechichi a trahi Kais Said »,disent certains. Qu'en pensez-vous ? Machiavel nous dit que l'homme politique doit « tenir à la fois du lion et du renard ». L'homme politique...Est-il un animal condamné à trahir un jour ou l'autre ? Hichem Méchichi a-t-il vraiment trahi le locataire de Carthage comme le prétendent certains observateurs? Dans ce cas, encore faut-il parvenir à déterminer ce que signifie « trahir ». Effectivement, il faut distinguer la trahison que je qualifierai d'opportunité, celle provoquée par les circonstances qui vous obligent à vous dédire, qui est peut-être consubstantielle à la situation politique actuelle, de la trahison par intérêt. Eh ! Oui...Voilà ce que le cours de la vie publique impose. Trahison à la parole donnée. Au mentor respecté, peu importe...Selon moi, Hichem Méchichi avait besoin de s'affranchir pour prouver qu'il existe. Vis-à-vis d'un homme qui le décevait un peu plus chaque jour. Cela dit, il est maintenant sur la bonne voie pour assurer la stabilité gouvernementale, sauver le pays d'une déviation constitutionnelle, liée à l'intrusion de Carthage dans les prérogatives de la Casbah, lancer les réformes économiques nécessaires et booster l'idée d'un dialogue national à même de crédibiliser la Tunisie auprès des instances financières internationales. Quel est le positionnement politique d'Amal Tounes ? Le lancement d'Amal Tounes visait à garantir les conditions de l'alternance politique, à favoriser le rassemblement des sensibilités démocratiques et centristes et à opposer à la coalition conservatrice au pouvoir une force de propositions crédible aux yeux des Tunisiens. En dépit de la crise sanitaire, des difficultés économiques, de la montée des voix populistes et de la déception de larges pans des électeurs vis-à-vis de la classe politique, nous avons réussi l'établissement des structures régionales et locales, monté en puissance crescendo, mis en place une stratégie communicative méticuleusement réfléchie, attiré une armada de technocrates, défini un plan de conquête de l'opinion, renoué avec les militants de base de Nidaa Tounes, travaillé sur des thématiques régaliennes et élargi nos contacts avec d'éminentes personnalités indépendantes et leaders de partis modernistes. L'expert : Pouvez-vous expliquer la montée d'Abir Moussa dans les sondages ? A mon avis, il s'agit, à n'en pas douter, d'un phénomène artificiel, gonflé à bloc par son positionnement radical à l'égard d'Ennahdha. Adoptant un positionnement jusqu'au boutiste à l'encontre de la formation islamiste, Abir Moussa a acquis une grande visibilité sur le plan géopolitique, ce qui lui a permis de disposer d'une caisse de résonnance exceptionnelle à l'échelle internationale. Seulement, structurellement, son parti, géré d'une manière fasciste, unilatérale, est dépourvu de cadres, de relais locaux et d'intellectuels, capables de porter la bonne parole. A la première échéance électorale, les Tunisiens se rendront compte qu'ils sont devant une coquille vide. A l'image de tous les extrêmes, le PDL s'essoufflera face à l'ancrage du processus démocratique en Tunisie. Propos recueillis par Imededdine Boulaâba