Il y a dix ans, à l'été 2015, l'Allemagne prenait une décision historique en ouvrant ses frontières à des centaines de milliers de réfugiés fuyant la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan et d'autres zones de conflit. La chancelière d'alors, Angela Merkel, lançait un message devenu célèbre – « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons ») – illustrant la volonté du pays d'accueillir ces migrants malgré l'ampleur du défi. Plus d'un million de demandeurs d'asile sont entrés en Allemagne en 2015-2016, transformant en profondeur la première économie d'Europe. Une décennie plus tard, l'heure est au bilan : quel a été l'impact de cet afflux sur le pays, son économie et sa société ? Les réfugiés de 2015 se sont-ils intégrés et comment ? Comment l'approche de l'Allemagne en matière de politique migratoire a-t-elle évolué, notamment avec la nouvelle vague de réfugiés ukrainiens depuis 2022, et quelles sont les conséquences sur le paysage politique avec la montée de l'extrême droite ? Elements de réponse dans cet article, avec en conclusion un regard pour les Tunisiens envisageant l'émigration vers l'Allemagne. 2015 : L'Allemagne ouvre grand ses portes aux réfugiés En 2015, face à la crise migratoire en Méditerranée et aux drames de la guerre civile syrienne, l'Allemagne a fait figure d'exception en Europe. Alors que d'autres pays fermaient leurs frontières, Berlin a suspendu l'application des règles de Dublin pour les réfugiés syriens, permettant leur accueil sans renvoi vers le pays d'entrée dans l'UE. Des images marquantes de l'époque montrent des Allemands venus accueillir les exilés dans les gares, munis de vivres, de jouets et de pancartes de bienvenue. L'expression « Willkommenskultur » (culture de bienvenue) entre dans le langage courant, portée par une mobilisation massive de la société civile. Partout dans le pays, des centres d'hébergement d'urgence s'ouvrent dans des gymnases et d'anciens bâtiments publics pour loger les nouveaux arrivants. Des bénévoles s'organisent pour distribuer vêtements, nourriture et cours d'allemand improvisés. Les médias allemands et internationaux saluent alors le « grand cœur » de l'Allemagne, et un large soutien populaire se manifeste initialement : en 2015, une claire majorité de la population appuyait la décision d'accueillir les réfugiés, selon les sondages de l'époque. Cependant, ce grand élan humanitaire ne va pas sans difficultés. Dès l'hiver 2015-2016, les capacités d'accueil sont saturées : les procédures administratives d'asile prennent du retard, et les communes peinent à scolariser tous les enfants ou à proposer des cours de langue aux adultes. Quelques incidents défraient la chronique – par exemple les agressions de la Saint-Sylvestre 2015 à Cologne impliquant certains migrants – et commencent à éroder une partie de l'opinion. Malgré tout, au bout de quelques mois, la situation se stabilise en partie. En mars 2016, l'Union européenne conclut un accord avec la Turquie pour juguler l'afflux de migrants transitant par la route des Balkans, ce qui réduit fortement les nouvelles arrivées. L'Allemagne, elle, s'attèle à intégrer ceux qui sont déjà là : l'enjeu est colossal, car en deux ans le pays a accueilli plus de un million de personnes (principalement originaires de Syrie mais aussi d'Irak, d'Afghanistan, d'Erythrée, etc.), du jamais vu depuis l'après-guerre. Intégration sur une décennie : des résultats tangibles, des défis persistants Dix ans plus tard, que sont devenus les réfugiés de 2015 ? Globalement, le bilan de leur intégration est plutôt positif, même s'il a fallu du temps. La plupart des adultes arrivés en 2015-2016 ont pu apprendre l'allemand, se former et entrer sur le marché du travail. D'après les données officielles, près des deux tiers des réfugiés venus lors de la crise migratoire de 2015 occupent aujourd'hui un emploi. C'est un taux d'emploi assez proche de la moyenne de la population allemande, signe que l'objectif de les insérer économiquement commence à être atteint. Ce succès est d'autant plus remarquable qu'en 2016 seule une petite fraction d'entre eux travaillait déjà, la plupart étant encore en formation ou en cours d'apprentissage de la langue. Il a donc fallu plusieurs années pour monter en puissance : environ 50 % d'entre eux avaient trouvé un travail au bout de cinq ans, et ce chiffre est monté à plus de 60 % après sept ans, puis autour de 70 % aujourd'hui. Ces moyennes cachent toutefois des disparités importantes. L'intégration professionnelle des femmes réfugiées reste nettement plus lente que celle des hommes. Par exemple, parmi les Syriens arrivés en 2015, environ 73 % des hommes étaient en emploi sept ans après leur arrivée, contre seulement 29 % des femmes. Les raisons sont multiples : nombreuses sont les mères de famille ayant interrompu leur parcours professionnel pour élever des enfants, sans compter les barrières linguistiques et culturelles pouvant freiner l'accès des femmes au travail. Les pouvoirs publics allemands ont identifié ce problème et encouragent désormais davantage l'apprentissage de la langue et la garde d'enfants afin de permettre à plus de femmes migrantes de travailler. Sur le plan de l'éducation et de la langue, des progrès notables ont été réalisés. Des dizaines de milliers de jeunes réfugiés ont fréquenté les écoles allemandes durant la dernière décennie, s'appropriant la langue de Goethe et obtenant des diplômes locaux. Beaucoup d'adultes ont suivi des cours intensifs d'allemand financés par l'Etat. Aujourd'hui, la barrière linguistique demeure un obstacle pour certains, mais une nouvelle génération de réfugiés scolarisés en Allemagne parle couramment allemand et se sent chez elle. De plus, un nombre significatif de ces nouveaux habitants ont choisi de s'installer durablement : près de 200 000 Syriens vivant en Allemagne ont même obtenu la nationalité allemande depuis 2015, témoignant d'une intégration civique réussie pour une partie d'entre eux. Beaucoup d'autres remplissent désormais les critères pour la naturalisation dans les prochaines années (qui requiert généralement au moins 6 à 8 ans de résidence, un niveau suffisant en allemand et l'indépendance financière). Bien entendu, tout n'est pas parfait. Si la majorité des réfugiés de 2015 ont reconstruit leur vie en Allemagne, une part non négligeable dépend encore de l'aide sociale. L'apprentissage d'une nouvelle langue et l'adaptation à un marché du travail qualifié comme celui de l'Allemagne restent difficiles pour les personnes les moins instruites ou les plus âgées. On note aussi des cas d'isolement social de certains migrants, peinant à nouer des contacts avec la population locale en dehors du cadre professionnel. Toutefois, de nombreuses initiatives locales – clubs de sport, associations culturelles, programmes de mentorat – ont vu le jour pour favoriser les rencontres et l'inclusion. Globalement, l'immense effort d'intégration mené par l'Allemagne porte ses fruits, avec des milliers d'histoires individuelles de réussite : des réfugiés devenus ingénieurs, médecins, artisans ou entrepreneurs, des enfants autrefois non scolarisés qui entrent à l'université, etc. Ces parcours variés illustrent la résilience des personnes accueillies et la capacité d'adaptation de la société allemande sur le long terme. Un impact économique entre coût initial et main-d'œuvre bienvenue Sur le plan économique, l'accueil d'un million de réfugiés a représenté un investissement considérable pour l'Allemagne, mais qui tend à porter ses fruits à long terme. Dans les premières années, les pouvoirs publics ont dépensé des milliards d'euros pour héberger, nourrir, soigner et former les nouveaux venus. Il a fallu financer des cours de langue, des prestations sociales, des constructions de logements sociaux, sans compter le renforcement des services administratifs pour traiter les demandes d'asile. En 2016, par exemple, le budget consacré aux réfugiés par l'Etat fédéral et les Länder a dépassé les 20 milliards d'euros. Cet effort financier a suscité des débats, certains critiques affirmant que cet argent aurait pu être utilisé pour les Allemands défavorisés. Avec le temps cependant, de plus en plus de réfugiés se sont mis à travailler et payer des impôts, contribuant ainsi à l'économie. Aujourd'hui, des dizaines de milliers de ces nouveaux arrivants occupent des emplois dans des secteurs variés. Fait notable, beaucoup travaillent dans les domaines en pénurie de main-d'œuvre : industrie, BTP, restauration, logistique, et surtout la santé. Par exemple, de nombreux hôpitaux et maisons de retraite allemandes emploient désormais des infirmiers et aide-soignants originaires de Syrie ou d'Afghanistan, formés et diplômés localement. D'après les chiffres officiels, plus de 235 000 ressortissants syriens occupent un emploi déclaré en Allemagne à l'heure actuelle – ils contribuent donc activement aux caisses de cotisations et au dynamisme économique. Cet apport de main-d'œuvre est bienvenu dans un pays confronté à un sérieux défi démographique. L'Allemagne voit vieillir sa population et partir à la retraite la génération du baby-boom, ce qui provoque une pénurie de travailleurs qualifiés dans de nombreux secteurs. Les migrants arrivés depuis 2015 – qu'ils soient réfugiés ou immigrés économiques – compensent en partie ce manque. Les statistiques du marché du travail montrent que sans l'apport des personnes d'origine étrangère, la population active allemande aurait déjà commencé à décliner. Entre 2015 et 2023, le nombre d'actifs ayant un background migratoire a augmenté fortement, tandis que le nombre d'actifs nés en Allemagne stagnait ou diminuait. En clair, la croissance de l'emploi en Allemagne ces dernières années a été portée majoritairement par les immigrés, y compris les réfugiés. Cela ne signifie pas que tous les problèmes sont résolus : l'économie allemande reste en quête de toujours plus de main-d'œuvre, et de nombreux postes restent à pourvoir faute de candidats, mais l'intégration professionnelle des réfugiés de 2015 contribue désormais à atténuer la tension. Il faut noter que la réussite économique de l'intégration dépend aussi du niveau de qualification. Les réfugiés arrivés il y a dix ans n'étaient pas tous formés aux standards allemands : il y avait parmi eux aussi bien des diplômés universitaires (ingénieurs, médecins...) qui ont pu assez vite trouver leur place, que des personnes peu ou pas qualifiées. Celles-ci ont souvent dû se contenter d'emplois peu rémunérés ou de suivre d'abord des formations professionnelles. Le chômage reste plus élevé dans la population réfugiée récente que dans la moyenne nationale, mais l'écart se réduit au fil des années. En parallèle, certains réfugiés ont créé des entreprises (restaurants, commerces, start-ups), participant à la vie économique locale et créant parfois des emplois supplémentaires. Une politique migratoire profondément remaniée L'enthousiasme des premiers temps a laissé place, dès 2016, à un resserrement de la politique migratoire de l'Allemagne. En effet, après avoir accueilli plus d'un million de personnes en l'espace de quelques mois, le gouvernement Merkel a progressivement rétabli des contrôles et cherché à limiter les nouveaux flux. Dès l'automne 2015, face à la pression, Berlin a réintroduit des contrôles temporaires à sa frontière avec l'Autriche pour mieux gérer les entrées. Surtout, à l'échelle européenne, l'accord UE-Turquie de mars 2016 a été décisif en réduisant drastiquement l'arrivée de migrants via la Turquie et la Grèce. Par la suite, l'Allemagne a classé plusieurs pays d'origine comme « pays sûrs » (par exemple des pays des Balkans occidentaux, ce qui a permis d'accélérer le renvoi de déboutés de l'asile vers ces pays). Les règles d'asile ont été durcies sur certains points : limitation temporaire du regroupement familial pour les personnes protégées subsidiairement, accélération des procédures d'examen des demandes, création de centres spéciaux pour placer les nouveaux demandeurs en attendant une décision rapide, etc. Les années suivantes ont vu une baisse du nombre de demandeurs d'asile en Allemagne par rapport au pic de 2015-2016. Néanmoins, le pays a continué à recevoir un flux régulier de migrants : plusieurs dizaines de milliers de demandes d'asile chaque année (hors Ukrainiens). En 2022-2023, on a même observé une remontée des demandes, l'Allemagne redevenant la première destination des demandeurs d'asile en Europe (avec plus de 240 000 demandes déposées en 2022 par exemple). Face à ce nouveau regain migratoire, les autorités ont à nouveau serré la vis. Le gouvernement allemand a soutenu au niveau de l'UE un Pacte migratoire prévoyant un meilleur contrôle des frontières extérieures et des centres d'examen rapide des demandes d'asile aux portes de l'Europe. Berlin a également conclu des partenariats avec des pays d'Afrique du Nord, dont la Tunisie, visant à contenir l'immigration irrégulière. En juillet 2023, un accord entre l'UE et la Tunisie a ainsi été signé, prévoyant une aide financière pour l'économie tunisienne et le renforcement de ses frontières en échange d'une coopération accrue pour empêcher les départs clandestins vers l'Europe. Parallèlement à ce durcissement envers l'asile, l'Allemagne a commencé à faire évoluer son approche de l'immigration économique. Consciente que le pays a besoin d'immigrés pour son marché du travail, Berlin cherche désormais à attirer davantage de travailleurs qualifiés de l'étranger de manière légale. En 2020, une première loi sur l'immigration de main-d'œuvre qualifiée a assoupli les conditions de délivrance de visas de travail aux non-Européens. Plus récemment, en 2023, le gouvernement a adopté une réforme instaurant un système d'immigration à points (inspiré du modèle canadien) pour faciliter l'arrivée de professionnels qualifiés hors UE. L'idée est de sélectionner des candidats en fonction de critères comme le diplôme, l'expérience, l'âge, la maîtrise de l'anglais ou de l'allemand, etc., et de leur attribuer une « carte d'opportunité » leur permettant de venir chercher un emploi en Allemagne. Des accords bilatéraux de recrutement ont été passés avec une dizaine de pays (par exemple l'Inde, le Maroc, le Mexique, les Philippines...) afin de faire venir des infirmiers, des ingénieurs ou des artisans dans les secteurs en tension. La politique migratoire allemande s'est donc reconfigurée : très stricte vis-à-vis des migrants illégaux et des demandeurs d'asile économiques, mais plus ouverte qu'avant aux migrants qualifiés prêts à contribuer à l'économie du pays. La nouvelle vague de réfugiés d'Ukraine En février 2022, le déclenchement de la guerre en Ukraine a engendré en Europe la plus grande crise de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale. L'Allemagne, fidèle à sa tradition d'accueil, s'est à nouveau mobilisée massivement. En l'espace de quelques mois, le pays a accueilli plus d'un million de réfugiés ukrainiens fuyant l'invasion russe. Les scènes d'arrivée ont rappelé celles de 2015 : des bénévoles allemands ont afflué dans les gares pour proposer hébergement et assistance aux familles épuisées venues d'Ukraine. Toutefois, le cadre juridique était différent : grâce à une directive européenne d'urgence, les Ukrainiens ont obtenu automatiquement une protection temporaire sans passer par la case demande d'asile. Cela leur a conféré immédiatement un droit de séjour, d'accès au travail, au logement et aux aides sociales, pour au moins un an renouvelable (et cette protection est toujours en place en 2025). L'accueil des Ukrainiens a globalement été bien accepté par la population allemande, ravivant le « Willkommenskultur » de 2015. De nombreuses villes ont témoigné d'une formidable solidarité : collecte de dons, ouverture des foyers et accélération des inscriptions des enfants dans les écoles. Comparativement, les réfugiés ukrainiens ont même bénéficié d'une meilleure prise en charge initiale que les Syriens ou Afghans de 2015 – pas de centres surpeuplés ni de longs mois d'attente dans l'incertitude de la procédure d'asile. Cette différence de traitement a fait naître des débats sur une éventuelle discrimination positive envers les Ukrainiens (car ces derniers sont majoritairement européens, blancs et chrétiens). Quoi qu'il en soit, l'infrastructure créée en 2015 a servi en 2022 : les réseaux d'entraide citoyenne, les traducteurs bénévoles, les structures d'accueil ont pu être réactivés pour faire face à ce nouvel afflux. Deux ans plus tard, une partie des réfugiés ukrainiens sont repartis dans leur pays, mais beaucoup restent en Allemagne, s'étant installés provisoirement dans l'espoir que la guerre finisse. Au fil du temps, l'élan de solidarité initial cède la place aux réalités pratiques : trouver des logements pérennes, scolariser sur la durée des dizaines de milliers d'élèves ukrainiens, intégrer les adultes sur le marché du travail malgré la barrière de la langue (peu d'Ukrainiens parlent allemand à la base). Les finances publiques sont de nouveau mises à contribution pour subvenir aux besoins de ces personnes vulnérables. Cette situation commence à susciter une certaine lassitude chez une partie des Allemands, d'autant que l'inflation et la conjoncture économique compliquée rendent les opinions plus sensibles aux dépenses publiques. Des voix critiques s'élèvent, y compris au sein de la classe politique, sur le coût de l'accueil des Ukrainiens. Par exemple, des responsables du parti conservateur (CDU) ont insinué que certains réfugiés ukrainiens profiteraient indûment des aides sociales allemandes – des propos controversés qui reflètent un durcissement du discours après l'émotion initiale. En 2023-2024, le gouvernement a progressivement réduit certaines aides exceptionnelles accordées aux Ukrainiens pour aligner leur statut sur celui des autres demandeurs de protection. L'actualité récente témoigne que, même les Ukrainiens – pourtant accueillis à bras ouverts au début – ne sont pas épargnés par le raidissement général envers l'immigration. Cela s'illustre par des propositions de limitation des prestations sociales pour ces réfugiés, au nom de l'équité et de la maîtrise des dépenses. En somme, si la crise ukrainienne a prouvé que l'esprit d'accueil allemand n'était pas mort, elle a aussi confirmé que le contexte politique actuel est beaucoup moins indulgent qu'il y a dix ans dès qu'il s'agit d'immigration de masse. Une société divisée et la montée de l'extrême droite L'arrivée massive de réfugiés depuis 2015 a profondément changé le climat politique en Allemagne. Si beaucoup d'Allemands ont fait preuve de solidarité, une partie de la population a éprouvé de l'inquiétude, voire du rejet, face à ces changements démographiques rapides. Ces peurs et tensions ont été exploitées par des mouvements nationalistes et anti-immigration, entraînant une montée en puissance de l'extrême droite sans précédent dans l'Allemagne d'après-guerre. Le parti Alternative für Deutschland (AfD), fondé en 2013, a su capitaliser sur la crise migratoire pour élargir son audience. Initialement marginal, l'AfD a fait une percée historique aux élections législatives de 2017 en entrant au Bundestag avec près de 13 % des voix, sur un programme violemment opposé à la politique migratoire de Merkel. Depuis lors, ce parti d'extrême droite n'a cessé de gagner du terrain, particulièrement dans les régions d'ex-Allemagne de l'Est, en attisant le ressentiment contre les réfugiés et les élites accusées de favoriser l'immigration. En 2023-2025, l'AfD atteint des sommets dans les sondages nationaux, oscillant autour de 20 % d'intentions de vote – ce qui en fait parfois la deuxième force politique du pays, voire la première dans certains sondages ponctuels. L'adhésion à ce parti, autrefois impensable pour beaucoup d'électeurs, s'est banalisée, portée par un discours populiste mêlant xénophobie, critiques de l'islam, euro-scepticisme et rejet des « élites de Berlin ». Sur le terrain, on constate aussi une radicalisation de certains sympathisants d'extrême droite : multiplication de manifestations hostiles aux migrants, violences verbales et parfois agressions physiques contre des personnes perçues comme étrangères. Les statistiques policières font état d'une hausse des délits haineux liés à l'extrémisme de droite ces dernières années. Dans certaines villes, les foyers de réfugiés doivent être placés sous protection après des menaces ou des tentatives d'incendie criminel émanant de groupuscules néonazis. Face à cette poussée de l'extrême droite, les partis traditionnels (conservateurs de la CDU/CSU, sociaux-démocrates du SPD, libéraux du FDP et écologistes) se trouvent sous pression. Aucun d'entre eux n'envisage à ce jour de s'allier avec l'AfD – ces partis maintiennent un cordon sanitaire autour de l'AfD, la tenant à l'écart de toute coalition gouvernementale. Cependant, pour ne pas perdre davantage d'électeurs au profit de l'AfD, le ton général s'est durci sur les questions migratoires. Même le gouvernement sortant d'Olaf Scholz, pourtant une coalition incluant la gauche et les Verts, a adopté une ligne plus stricte que prévu en matière d'asile (reprise des expulsions vers l'Afghanistan malgré la prise de pouvoir des talibans, par exemple). Les conservateurs de la CDU, eux, durcissent leur discours : ils prônent une nette séparation entre l'asile et l'immigration de travail, promettent d'accélérer les expulsions des déboutés et de réduire les avantages sociaux pour les nouveaux arrivants afin de rendre l'Allemagne « moins attractive » aux yeux des migrants. Ce glissement vers la fermeté vise clairement à couper l'herbe sous le pied de l'AfD sur son thème de prédilection. Sur le terrain social, la cohabitation entre la population locale et les réfugiés s'est globalement déroulée sans heurts majeurs, mais la méfiance est palpable dans certains segments de la société. Des enquêtes d'opinion montrent qu'une proportion croissante d'Allemands estiment que le pays est « à bout » et ne peut accueillir davantage d'étrangers sans mettre en péril son modèle social. La crise du logement, le manque d'enseignants ou de médecins dans certaines régions, sont parfois attribués (à tort ou à raison) à la charge que représenterait l'immigration. Ces perceptions, qu'elles soient fondées ou exagérées, alimentent le discours de l'extrême droite sur la « préférence nationale ». En réponse, de larges pans de la société civile continuent de défendre une Allemagne ouverte et tolérante. En 2024, par exemple, de grandes manifestations anti-AfD ont réuni des centaines de milliers de personnes à travers le pays, protestant contre la banalisation des idées xénophobes. Le monde économique aussi s'inquiète de l'image renvoyée par ce climat politique : les employeurs redoutent que la réputation d'ouverture de l'Allemagne en pâtisse et que les talents étrangers, dont l'économie a besoin, choisissent d'autres destinations. L'onde de choc de 2015 a donc provoqué une polarisation durable en Allemagne. D'un côté, un engagement toujours fort de nombreux citoyens en faveur de l'accueil des réfugiés et de leur intégration ; de l'autre, une fraction de la population rallyée à un discours nationaliste et anti-immigrés de plus en plus décomplexé. L'Allemagne se trouve à un tournant : son modèle d'immigration et d'intégration doit s'adapter sous le regard exigeant d'une opinion divisée, tandis que son équilibre politique est fragilisé par la montée de l'extrême droite. Quels enseignements pour les Tunisiens qui envisagent l'Allemagne ? Ce panorama de dix années de politique migratoire allemande offre plusieurs enseignements utiles aux Tunisiens qui songent à immigrer en Allemagne. Tout d'abord, il apparaît clairement que l'époque où l'on pouvait tenter sa chance en arrivant sans visa et demander l'asile n'est plus d'actualité, sauf à fuir une guerre. L'accueil exceptionnel de 2015, motivé par une urgence humanitaire, n'a pas vocation à se reproduire dans les mêmes conditions. Désormais, l'Allemagne fait la distinction entre les réfugiés fuyant un danger immédiat, auxquels elle continue d'offrir une protection (comme ce fut le cas pour les Ukrainiens), et les migrants dits « économiques » venant chercher de meilleures opportunités. Pour ces derniers – catégorie dans laquelle entreraient la plupart des candidats au départ depuis la Tunisie – la voie d'entrée recommandée est de passer par les canaux légaux d'immigration de travail ou d'études. La bonne nouvelle, c'est que l'Allemagne cherche activement des talents et de la main-d'œuvre étrangère dans de nombreux domaines. Si vous êtes un jeune diplômé, un professionnel qualifié (ingénieur, informaticien, personnel de santé, artisan, etc.) ou un étudiant ambitieux, les portes de l'Allemagne ne sont pas fermées – bien au contraire. Le pays a mis en place de nouveaux dispositifs pour vous attirer : visa de travail facilité, reconnaissance accélérée des diplômes, programmes de formation en alternance ouverts aux non-Européens, sans oublier la possibilité d'apprendre l'allemand en amont (via des institutions comme le Goethe-Institut à Tunis) pour augmenter vos chances. Par exemple, un programme de recrutement d'infirmiers baptisé « Triple Win » a déjà permis à des dizaines de jeunes Tunisiens diplômés en soins infirmiers de venir travailler en Allemagne avec un contrat en poche, après avoir suivi des cours d'allemand pris en charge. D'ici 2030, l'Allemagne estime avoir besoin de centaines de milliers de travailleurs étrangers pour combler ses pénuries, ce qui peut représenter une opportunité réelle pour les Tunisiens qualifiés et prêts à s'adapter. En revanche, il faut être lucide : tenter de migrer de manière irrégulière (par exemple via un visa touristique puis rester illégalement, ou en sollicitant l'asile sans motif valable) est de plus en plus risqué et voué à l'échec. Les autorités allemandes coopèrent avec les pays d'origine pour renvoyer rapidement les personnes dont la demande d'asile est rejetée, surtout si ces pays sont considérés comme sûrs. La Tunisie fait partie de ces pays avec lesquels l'Allemagne a des accords de réadmission. De plus, l'opinion publique allemande étant devenue plus méfiante, l'expérience des dernières années montre qu'un migrant non qualifié et sans statut légal aura beaucoup de mal à s'en sortir en Allemagne aujourd'hui. Le séjour dans des centres d'asile sans garantie d'obtention d'un statut, suivi éventuellement d'une expulsion, est un scénario malheureusement fréquent pour ceux qui arrivent sans profil de réfugié. En somme, l'Allemagne de 2025 reste une terre d'opportunités, mais pour ceux qui s'y prennent de la bonne manière. Les Tunisiens qui envisagent l'expatriation vers ce pays gagneraient à préparer sérieusement leur projet : acquérir des compétences recherchées, apprendre autant que possible la langue allemande, et utiliser les voies légales (visa d'études, de travail, etc.) plutôt que de céder aux promesses hasardeuses des filières clandestines. L'expérience de la décennie écoulée en Allemagne montre que l'intégration est un parcours exigeant – il faut du temps, des efforts d'adaptation, et une réelle volonté de s'insérer dans la société d'accueil. Mais elle montre aussi que c'est possible : des centaines de milliers de personnes venues d'horizons lointains ont réussi à se construire un avenir en Allemagne au cours des dix dernières années. Pour un Tunisien ou une Tunisienne qualifié(e), motivé(e) et bien informé(e), l'Allemagne peut offrir des débouchés professionnels et un cadre de vie attractif. À condition d'arriver dans un contexte légal et d'être prêt à relever le défi de la langue et de l'intégration, il est tout à fait envisageable de « réussir en Allemagne », comme l'ont prouvé les vagues de migrants précédentes. L'histoire de ces dix dernières années, entre espoirs et difficultés, doit servir de guide et de leçon pour planifier au mieux son projet migratoire. En définitive, l'Allemagne a changé par rapport à 2015, mais elle continue d'évoluer et de chercher un équilibre entre ouverture et contrôle – aux candidats à l'immigration d'en tirer les enseignements pour franchir le pas de manière avisée. 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