Episode 1 – Qui a coupé le courant ? Kaïs Saïed était en colère. Très en colère jeudi 18 septembre au cours d'un conseil de ministres. Devant les caméras, le président de la République a laissé éclater sa frustration. Rien ne va, dit-il, et sa Constitution, pourtant adoptée par référendum et suivie d'élections législatives et locales, tarde à être appliquée. Il rappelle avec insistance que tout a été validé par le peuple. Sauf qu'au référendum, seulement 30 % des Tunisiens se sont déplacés, et que les scrutins qui ont suivi n'ont mobilisé que 11 % des électeurs. Sa Constitution existe, mais elle n'a jamais été adoubée par une majorité ; il peut bien brandir les urnes, elles sonnent creux. Le chef de l'Etat assure aussi qu'il ne s'immisce jamais dans la justice. On entend d'ici le rire amer des dizaines de prisonniers politiques, journalistes, avocats et responsables d'ONG enfermés sous son règne. L'indépendance proclamée a le goût d'un mauvais gag. Kaïs Saïed a enfin trouvé d'autres ennemis, identifiés par le peuple, d'après lui : les coupures d'électricité et d'eau, qu'il soupçonne d'être préméditées par de mystérieuses parties. Une nouvelle théorie du complot qui ignore une évidence : les réseaux craquent partout, même en Espagne où, cet été, des pannes de courant ont duré jusqu'à 18 heures sans que personne n'y voie une main invisible. Le président voulait un pays à son image, docile et discipliné. Il récolte un pays immobile, silencieux, qui préfère l'indifférence à l'obéissance. Kaïs Saïed peut imposer des décrets, mais pas leur application. La force a ses limites, et sa politique répressive aussi. Le pays s'enfonce dans l'immobilisme, et même le courant électrique semble rappeler au président que, décidément, le courant ne passe plus.
Episode 2 - Le président rame, le gouvernement pagaye Le courant ne passe plus entre le président et la société, paralysée par l'indifférence. Mais à écouter les dernières sorties de Carthage et de la Kasbah, il ne passe pas non plus au sommet de l'Etat. Le chef de l'Etat tonne contre l'intelligence artificielle, qualifiée d'« arme » qui menacerait la pensée humaine, pendant que sa cheffe du gouvernement vante l'IA comme la clé d'une administration moderne. La ministre des Finances célèbre l'amélioration des notations souveraines alors que le président tourne en dérision les qualifiant d'Ommek Sannefa. Et le gouverneur de la Banque centrale rêve d'une plateforme financière internationale alors que le système bancaire patauge dans le cash et les vieilles règles du XXᵉ siècle. C'est à se demander si chacun n'a pas choisi son propre oued : le président dans un lit de rivière, son gouvernement dans un autre, chacun pagayant à contre-courant. Les Tunisiens, eux, restent sur la berge, médusés par ce pouvoir qui parle dans toutes les directions et n'avance nulle part. La Constitution de Kaïs Saïed lui donne tous les leviers, mais elle ne lui offre pas la magie de la cohérence. On peut concentrer les pouvoirs, on ne peut pas empêcher les ministres de se contredire… ni forcer le pays à avancer quand tout le monde rame dans des sens opposés. Le courant est coupé, au sens propre comme au figuré, et la Tunisie continue de s'éclairer à la bougie de l'ambiguïté.
Episode 3 - Mini-jupes, maxi-ridicule Il y a des matins où l'on se demande si l'université tunisienne n'a pas raté le train… puis l'avion… puis la fusée. Pendant que Harvard, Oxford ou Assas peaufinent la prochaine génération de Prix Nobel, nos facultés publiques comptent les centimètres de tissu comme on compte les crédits d'un cours de droit constitutionnel. Harvard ? On y discute d'intelligence artificielle et de conquête spatiale. Oxford ? On y débat du dernier rapport sur le climat. Assas ? On y forge des juristes capables de réécrire le monde. Tunis ? On y traque le « chorte », cette trouvaille orthographique qui restera comme la seule innovation de l'année. Pendant que les lycées privés – René Descartes, l'Ecole canadienne, l'American School – laissent leurs ados vivre, aimer et apprendre sans se demander si leur jean est troué à gauche ou à droite, nos lycées publics se livrent à une guerre sainte contre les cheveux longs et les couleurs flashy. Les universités privées, elles, envoient leurs diplômés dans les plus grands masters internationaux ; les nôtres envoient leurs étudiants au bureau du surveillant pour cause de jupe suspecte. On appelle ça de la « pudeur », mais c'est surtout une peur panique de la différence. Derrière le tablier réglementaire et le costume fripé des signataires, on entend le même vieux refrain : « Cachez ce corps que je ne saurais voir. » Comme si l'excellence académique dépendait de la longueur d'une frange ou de l'intensité d'un mascara. Résultat : une Tunisie à deux vitesses. D'un côté, des institutions privées et internationales qui fabriquent des citoyens confiants, libres et compétitifs. De l'autre, des facultés publiques qui s'échinent à produire des générations complexées, persuadées qu'un bout de peau est plus dangereux qu'un programme obsolète. La morale de l'histoire ? Tant que nos universités préféreront mesurer les jupes plutôt que les idées, elles continueront à livrer des diplômes en poussière et des cerveaux en veille. Pendant ce temps, le monde avance. Et nous, nous restons coincés dans le rayon mercerie.
Episode 4 - Quand la démocratie américaine joue avec le feu On l'a longtemps crue indestructible, cette fameuse liberté d'expression qui fait la fierté des Etats-Unis. Mais depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le Premier amendement ressemble de plus en plus à un champ de bataille. En l'espace de quelques jours, le président a multiplié les plaintes en diffamation – réclamant quinze milliards de dollars au New York Times et dix milliards au Wall Street Journal – tout en applaudissant la suspension du présentateur vedette Jimmy Kimmel par la chaîne ABC, coupable d'avoir osé se moquer de lui après l'assassinat du militant pro-Trump Charlie Kirk. Jimmy Kimmel n'est pas un inconnu du petit écran américain : animateur star du "Jimmy Kimmel Live!" sur ABC, il est l'un des rois incontestés du late night, aux Etats-Unis, ce créneau télé où se mêlent humour, interviews de stars et commentaires politiques, et qui façonne l'opinion publique bien au-delà du divertissement. Sa suspension n'est donc pas une banale sanction interne mais un séisme médiatique, d'autant plus retentissant que Donald Trump s'en est publiquement félicité. Dans le même temps, le président s'en prend aux médias les plus respectés du pays – le New York Times et le Washington Post, deux journaux de référence mondiale, modèles de journalisme exigeant et non des tabloïds racoleurs – en tentant de les traîner devant les tribunaux pour les réduire au silence. Peu importe que la Constitution protège les journalistes, peu importe que ses chances de gagner soient minimes : l'important, pour Trump, c'est le bruit et l'effet d'intimidation.
La presse écrite, du New York Times au Washington Post, résiste en justice et défend pied à pied le Premier amendement. Mais les grandes chaînes de télévision, elles, plient sous la pression. ABC, CBS ou Paramount préfèrent signer des chèques et éteindre les feux plutôt que d'affronter une administration prête à tout. Quand un président menace de retirer des licences audiovisuelles parce qu'il n'aime pas une blague, ce n'est plus de la politique, c'est de l'intimidation d'Etat. Face à ce glissement, les élus démocrates tirent la sonnette d'alarme. Ils promettent une loi de protection de la liberté d'expression pour empêcher tout président d'utiliser le pouvoir fédéral comme une matraque contre ses opposants. « C'est la pente vers l'autocratie », prévient le sénateur Chuck Schumer. Les mots sont forts, mais l'enjeu l'est tout autant : protéger journalistes, artistes, étudiants, simples citoyens, contre un gouvernement qui confond critique et complot. Vue de Tunis, la leçon a quelque chose d'universel. Qu'il s'appelle Kaïs Saïed ou Donald Trump, le réflexe est le même : faire taire plutôt que convaincre. Et quand la démocratie la plus célébrée du monde commence à douter de sa propre presse, on comprend que la liberté d'expression n'est jamais acquise, même là où on croyait qu'elle était gravée dans le marbre.
Episode 5 - Israël dénude Marianne Séisme à Marianne. Jeudi 18 septembre, 71 % des journalistes de l'hebdomadaire français ont voté une motion de défiance contre leur directrice de la rédaction, Eve Szeftel. Le texte, adopté après des mois de tensions, dénonce des « prises de position dénaturant l'identité profonde du titre » et des « manquements graves et répétés à l'éthique journalistique ». Pour un journal qui s'est toujours revendiqué libre, indépendant et non-aligné, le coup est aussi spectaculaire que symbolique. Les griefs sont multiples. Depuis l'arrivée d'Eve Szeftel en janvier, la rédaction déplore un virage éditorial pro-business et transatlantique, une gestion autoritaire, des départs en série et des promesses de promotion distribuées au gré des allégeances. Des journalistes racontent des pressions, des menaces de licenciement, un management qui « récompense la servilité » et punit la critique. La motion parle d'un climat qui rend « impossible tout dialogue serein ». Parmi les reproches les plus explosifs figure un épisode qui en dit long sur la fragilité de la presse française. En juillet, le ministère israélien des Affaires étrangères a invité plusieurs médias à un voyage de presse destiné à vanter la politique de Tel-Aviv. Les journalistes de Marianne ont refusé. Leur directrice, elle, est partie, a publié son reportage et a omis de préciser qu'elle avait été invitée et prise en charge par l'Etat israélien. Dans un contexte de guerre à Gaza, où des milliers de Palestiniens sont massacrés, accepter puis maquiller l'invitation revient à blanchir une opération de propagande et devenir complice d'un Etat criminel. Ce dérapage éthique est d'autant plus choquant que Marianne aime donner des leçons sur la liberté de la presse. Encore en mémoire, toutes ces « indignations » face à RT (censurée en Europe) et la propagande russe. Mais quand Israël déroule le tapis rouge aux rédactions, on se met soudain durs d'oreille. L'indignation sélective, c'est pratique : on garde le drapeau des principes, on plie la charte éthique en origami. La crise de Marianne rappelle que la liberté d'expression ne se défend pas seulement face aux Etats autoritaires ; elle exige aussi une probité sans faille à l'intérieur des rédactions. Qu'il s'agisse des procès démesurés de Donald Trump contre le New York Times et le Washington Post – deux journaux de référence mondiale – ou des invitations empoisonnées d'un ministère étranger, la menace est la même : affaiblir l'indépendance pour faire taire la critique. La morale ? On peut brandir la Marianne des valeurs, mais à la première invitation tous frais payés, c'est Marianne qu'on dénude.