On le disait tout bas, ou presque, depuis un certain temps ; on le dit à présent avec plus de conviction : Moncef Marzouki est certes en train de s'adapter à son burnous présidentiel dont il serait, au moins en apparence, en train de décolorer la connotation vengeresse déjà évoquée dans son livre comme une caractéristique régionale ; mais n'est-il pas surtout en train de profiter du statut on ne peut plus confortable d'un président à prérogatives limitées pour construire une intelligente stratégie électorale à même de lui amener une majorité confortable, sans l'appui de quiconque et donc nullement limitative des prérogatives auxquelles il prétendrait à l'avenir ? J'avoue avoir été un peu trop dérangé, au début de son intronisation, par un look que je ressentais comme un affront à une certaine réputation de mon pays et comme un manquement à l'image qu'en tant que citoyen je voulais avoir du plus important symbole humain de la République. Cela relevait pour moi de quelque chose qui tiendrait, à la fois de la légèreté (dont la signification est plurielle et parfois contradictoire) et du populisme (dont les effets peuvent être aussi pervers que divers). Le tout combiné à quelques maladresses dues à des décisions improvisées, on était en droit, me semblait-il, de vivre et souffrir un certain désespoir lucide qui exigeait beaucoup de suivi et une grande attention. Or voilà que ces derniers temps, plusieurs signes sont lancés, de façon délibérée ou non, qui ne sont en surface que la manifestation logique du pouvoir républicain et de son écoute responsable des doléances citoyennes. Tant pis si cette manière de faire froisse un peu certaines susceptibilités : chacun fait ce qu'il peut pour mettre la chance (ou tout pouvoir analogue) de son côté. Passons sur tous les bains de foule, dignes de grands symboles d'autorité, pour faire valoir une logique de proximité peu maîtrisée encore par les concurrents immédiats, devant chez soi d'abord plutôt que chez les adversaires. On savait que « le gouvernement » était ailleurs et que l'écoute présidentielle pouvait rester sans conséquence ! Mais le président savait aussi que le peuple tunisien est encore réglé au diapason du présidentialisme providentiel, si bien qu'à la fin, il n'est pas difficile, au besoin, de laver un possible (voire probable) échec dans la baignoire de celui qui détient vraiment le pouvoir. Ainsi, le président aura concrétisé l'espoir du citoyen sans en porter la responsabilité, puisque ses pouvoirs sont limités : tout le monde le sait et tout le monde l'a voté, d'une façon ou d'une autre. Toutefois, le président n'a fait, dans tout cela, que ce qu'un président doit faire, en régime républicain. Le signe le plus fort reste d'abord « cette descente » à Monastir ! On n'en revenait peut-être pas ; mais on n'en tirait pas moins un coup de chapeau. Qui aurait dit que le burnous de la haine retrouverait sa vraie chaleur humaine et le sens de l'hospitalité ? C'était un acte présidentiel, d'autant plus qu'il permettait de se démarquer des rancuniers invétérés et de soutirer, à la base, une part de sympathie dont pouvaient bénéficier seuls « les orphelins de Bourguiba et les abandonnés de Ben Ali ». Evidemment, ce n'est sûrement pas le Président qui va se hasarder à réclamer l'exclusion et la privation des anciens RCD de leur droit à la participation démocratique : pour ce genre de boulots, il y a le parti dont le président a démissionné pour sa nouvelle responsabilité et même certains discours enflammés du chef du gouvernement, notamment pour célébrer l'âme des martyrs, le jour même où son gouvernement était sur la sellette pour ce qui a été considéré comme un manquement aux droits à la liberté et à la participation citoyenne. Et voilà ! C'est de cette manière que les uns perdent de leur crédit pendant que les autres en gagnent. D'aucuns diraient : « C'est de bonne guerre ». Par la suite, la visite à Djerba, et à la Ghriba particulièrement, n'est que la suite logique de l'épisode de Monastir. En apparence, quoi de plus normal qu'un pareil geste présidentiel, un militant des droits de l'homme en plus, pour rassurer la colonie juive, en Tunisie et ailleurs, sur la confirmation du statut de citoyen à part entière pour toute personne d'une autre religion, ou de toute autre appartenance, tant qu'elle est reconnue dans son statut de tunisianité ? Cependant, ce geste est forcément mis en parallèle, plus même, en contradiction avec ceux des groupuscules qui avaient appelés au crime, d'abord celui des Juifs, puis celui d'autres figures dans la même foulée, ces gens-là donc qui sont reconnus par l'imaginaire dans leur connivence idéologique avec le parti le plus fort actuellement. Certes les dirigeants de ce parti ont beau se détacher de cette catégorie de gens, au moins dans le discours, et rassurer, eux-aussi, « les enfants de Moïse » et de toutes les religions ; mais le geste présidentiel pouvait bien récupérer toute la situation à son avantage. Reste à savoir si la combinaison tient à tous les coups. Peut-être pas avec tout le monde, mais elle ne pourrait rester sans effet, au profit du président. Qu'importe si un Djerbien s'écrie sur les ondes d'une radio : « Nous sommes frères, nous et les Juifs ici, et ce n'est pas le président qui va nous l'apprendre. Puisqu'il est venu dans un cinq étoiles avec force armature et grandes dépenses pour un court moment à la Ghriba, n'aurait-il pas mieux fait de nous réunir, nous écouter et pendre connaissance de nos principales doléances ? » Parle toujours, mon ami, le coup est marqué et le reste n'est que littérature ! Toutefois, ce qui reste vraiment, c'est que le président, fort de cette grande foi que les gens ont en lui par opposition à ses prérogatives limitées, n'est pas né de la dernière lune et qu'on comprendra assez tôt qu'il s'avèrerait un vrai loup politique. Tant mieux peut-être pour l'intelligence politique ; pourvu qu'on n'y découvre pas une quelconque malice qui agisse à nos dépens !