Par Yassine ESSID Au départ il ne s'agit que d'un habit d'origine berbère, une longue pièce d'étoffe tissée main dans laquelle l'homme se drape complètement des pieds à la tête. Vêtement bourgeois, tenue d'apparat, ou cache-misère, ce fin mantelet,blanc ou brun, est fabriqué en laine ou en poil de chameau, sans manches, à capuchon pointu servant souvent de poche dans laquelle on glisse de petits objets, ouvert sur le devant et dans les plis duquel l'homme s'enroule frileusement, s'emmitoufle pour braver le froid, la pluie et le vent. Négligemment déposé sur les frêles épaules d'une personnalité politique par-dessus un costume sans cravate, ce vêtement prend alors une signification toute particulière. En décidant de porter le burnous le jour même de son élection, par une décision personnelle qui n'obéit à aucun protocole ni ne relève d'aucune tradition, M. Marzouki a placé d'emblée son investiture sous l'invocation de l'idée nationale et du retour aux sources. Il devient ainsi le successeur, bien tardif et totalement anachronique, d'une longue lignée, nullement flatteuse, d'anciens leaders du tiers monde tels que le Congolais Mobutu, l'Algérien Boumediene et le Libyen Kadhafi qui, comme lui aujourd'hui, avaient cherché à leur époque à faire du vêtement le signe emblématique d'une revendication nationaliste. Mais voyons d'abord à quoi sert un vêtement. Il ne sert pas seulement à se couvrir, à se protéger et à se parer, mais aussi à échanger des informations. Il est l'un de ces objets de communication au même titre que la nourriture, les gestes et les comportements. Un burnous reste un burnous, ne change pas de dénomination, mais simplement de fonction dès lors qu'il est assumé par un chef d'Etat. En l'endossant, celui-ci se transforme aussitôt en un super héros doué de pouvoirs supérieurs à ceux de l'homme commun et incarne, au-delà de toute limite, les exigences de puissance que le citoyen ordinaire nourrit sans pouvoir les satisfaire. De simple cape, le burnous devient un système de pensée, une doctrine, un modèle économique et l'instigateur de cette mode vestimentaire le porteur exclusif et le fondateur rituel de la culture du burnous. Politiquement, le burnous est l'affirmation de l'indépendance politique et l'incarnation de la lutte anti-impérialiste, entendons anti-occidentale. Il rend possible la réappropriation de notre dignité spoliée, de notre existence niée et de notre liberté confisquée. Sur le plan économique, le burnous est l'expression d'un mode de développement approprié. Il permet de se focaliser non plus sur les réformes à caractères strictement économiques, importées ou imposées, mais sur la nature du système économique le plus respectueux de nos valeurs. Par rapport à la culture, le burnous est l'énoncé à la fois du nationalisme arabe et de l'héritage islamique, Dans la mesure où dans la coalition aujourd'hui au pouvoir, chaque leader doit se positionner par rapport à la question identitaire, le burnous est pour M. Marzouki ce que le foulard est aux islamistes, un signe ostensible de la culture arabo-musulmane. Enfin, sur le plan identitaire, le burnous est l'incarnation d'une personnalité propre par l'appel fait aux valeurs ancestrales. Il aide à renouer les fils de la mémoire et à réaffirmer une fidélité aux origines que l'inexorable évolution des mœurs vestimentaires s'ingénie à démentir. En remplissant tous ces rôles à la fois, le port du burnous n'est plus alors simplement un slogan politique de campagne ou une pure démagogie, mais est appelé à se traduire aussitôt en actes : changer le nom des rues et des enseignes, supprimer les langues étrangères, opter pour un autre modèle de croissance, réformer l'enseignement, revenir à d'autres habitudes alimentaires et adopter d'autres traditions vestimentaires. En exhibant sa tunisianité supposée, par une mise en scène vestimentaire péremptoire, M. Marzouki donne l'illusion que la question culturelle a été, ou sera, définitivement réglée, le burnous perpétuant alors une tradition pour un temps suspendue par l'aliénation qui s'est emparée de nos anciens gouvernants. Mais de quelle tradition s'agit-il ? Celle des milieux populaires, aujourd'hui fortement orientalisés ou forcés par la nécessité à être les adeptes des surplus américains? Celle des couches bourgeoises longtemps acquises à la mode occidentale ? Sans parler du prix, car cet habit est en réalité un objet de luxe largement inaccessible pour la majorité de la population. Pour le moment, le burnous résume à lui seul la doctrine politique de M. Marzouki, car il est son manifeste tout autant que son label, son image de marque ; un talisman grâce auquel il sauve des vies, combat les méchants et réorganise le pays. Sous son burnous, M.Marzouki devient un superman qui vit parmi les Tunisiens sous les fausses apparences du président fils du peuple, donc humble, bon et serviable. D'où son agitation incessante, ses déplacements fréquents, cette force sans limite qui l'anime. Par simple pression de ses mains sur les bords épais des deux pans de son burnous, il s'élance là où le devoir l'appelle, brisant la barrière du temps et de l'espace. Il peut alors, simultanément, donner une interview à Carthage, mobiliser les masses à Kasserine, s'adresser aux foules à Tripoli, vendre les palais présidentiels, provoquer les Algériens, libérer les prisonniers de Guantanamo, tout en s'engageant à réaliser la paix et la prospérité pour tous. Mais bien que doué de pouvoirs immenses, ses capacités s'arrêtent là. Il ne pourrait s'emparer du gouvernement, battre une armée ennemie, altérer l'équilibre du monde. Tout au plus pourrait-il personnifier les citoyens moyens que nous sommes, lésés par des années de mise à l'écart et nourrissant en secret l'espoir qu'un jour puisse advenir un surhomme capable de racheter des décennies de frustration et de privations. Alors, Monsieur le Président, demain, couscous et burnous pour tous?