A bien observer le paysage politique tunisien, on ne peut pas ne pas constater le fossé qui se creuse entre plusieurs partis politiques et le gouvernement transitoire de Mehdi Jomaa. Même ceux qui étaient des plus enthousiastes et des plus favorables campent dans une position de neutralité stratégique et attendent de voir « de quel côté le vent va tourner ». On est loin de cet élan de confiance et d'optimisme du début de l'année et, de plus en plus, les thèses du Front populaire semblent retenir l'intérêt, plus que l'attention, de certains acteurs politiques en quête de saints à qui se vouer. Non par foi en ces thèses, qu'ils n'hésitent pas à taxer de non réalistes, mais par acquis de démarcation par rapport au gouvernement. Les calculs électoraux sont bien en vue, il ne faudrait pas un dessin pour s'en convaincre. Est-ce à dire que le gouvernement est au meilleur de sa performance ? Loin s'en faut ! Plusieurs maladresses lui sont reprochées par ses virulents critiques, notamment une absence de concertation sur des questions fondamentales et une tendance à faire porter le poids de la crise aux catégories sociales les plus démunies, et même la classe moyenne, principal facteur d'équilibre social, déjà terriblement fragilisée par le gouvernement de la troïka. C'est d'ailleurs le dialogue économique national qui a souligné encore plus la distance séparant le gouvernement des partis politiques. Pour un peu, suite à un léger penchant non définitif de l'UGTT vers les thèses des partis contestataires, pour des raisons qui se comprennent, on allait se retrouver avec une division tranchée entre le gouvernement et l'UTICA d'un côté, certains partis de gauche et l'UGTT de l'autre, avec un arbitrage intéressé des deux grands partis dont un, le Nidaa, perturbé lui-même par des dissensions internes, non étrangères à ce qui anime le paysage politique national. Cela veut-il dire qu'on retombe dans le conflit de classes : les bourgeois d'un côté, bien appuyés sur leur libéralisme et leur suivisme économique qui ne va pas sans un suivisme politique, et la classe laborieuse de l'autre, bien montée sur ses chevaux d'équilibre régional et d'égalité et de dignité sociales ? Certaines idéologies s'accommoderaient de cette dichotomie et reprendraient place dans un paysage où, le temps d'un risque d'éclatement social, on a remis en valeur les technocrates au détriment des politiques. En fait, là est le vrai conflit aujourd'hui. Le gouvernement a beau ne pas être concerné par les prochaines élections, il porte un signe de valorisation des technocrates au détriment des politiques qui, eux, sont on ne peut plus noyés dans les calculs électoraux. Du coup, ces politiques engagent des économistes et leur demandent des recettes à condimenter leurs discours d'analyses conformes à leurs idéologies, de façon à paraître parler en spécialistes, puis partent en cavale contre la démarche du gouvernement, parfois sur un simple procès d'intention. Pourtant, il a beau être constitué de technocrates, le gouvernement n'est pas exempt de mauvais choix ni de solutions peu adéquates et souvent unilatérales. Mais la situation complexe peut-elle se résoudre à coups d'exhibitions médiatiques et de menaces ou de décisions de boycott du dialogue économique sous prétexte que celui-ci cautionnerait des résolutions déjà arrêtées par le gouvernement ? N'est-ce pas plus logique, en tout cas plus constructif, de s'associer au dialogue quitte à s'opposer, arguments à l'appui, à tout ce qui irait contre une bonne gouvernance économique et sociale. Se mettre ensemble pour rectifier le tir quand c'est nécessaire : voilà ce qui est attendu des acteurs politiques, aujourd'hui, autrement, tout ne serait que propagande et démagogie.