Finalement, Moncef Marzouki s'est remis à la cravate, mais il l'a fait en tant que candidat à la présidentielle et non en tant que président provisoire de la République ! Je devrais avoir toutes les raisons de m'en réjouir puisque je me souviens avoir été l'un des premiers à crier mon indignation devant cette attitude populiste qui allait conduire à une image peu reluisante de la présidence. Ce n'est pourtant pas le sentiment que j'ai, parce qu'il s'agit moins pour moi d'avoir raison sur cette question que donner raison au sens de l'Etat dans mon pays. Et me voici encore dans l'ensemble critique de Moncef Marzouki, à mon corps défendant ! En effet, à chaque fois que j'essaie de trouver des arguments pour me convaincre que ce citoyen, un peu trop particulier quand même, peut faire figure de chef charismatique et de personnalité politique capable de conduire les pas trébuchants de la Tunisie vers la démocratie, dans un climat de concorde et d'unité, certains gestes (inopinés ou prémédités, que sais-je ?) viennent attiser mon scepticisme et réveiller ma méfiance. Je ne reviendrai pas sur tout ce que tout le monde sait et apprécie à sa manière. Je m'arrête seulement à cet événement exceptionnel, en marge ou au centre de la campagne de Marzouki au second tour de la présidentielle, celui de « la cravate d'El Menzah ». Rappelons donc que la cravate n'était pas étrangère à Marzouki avant 2011, un petit tour dans l'album photos de Google suffit à le montrer. Cependant, le divorce avec la cravate a fait l'effet qu'on sait avec l'entrée à Carthage. Notre président provisoire était resté sourd à toutes les doléances populaires de le voir représenter dignement, prestigieusement et élégamment son pays dans toutes les assemblées et les occasions officielles, à l'intérieur et à l'extérieur du pays. On a eu alors la réponse imperturbable : notre président n'en fait qu'à sa tête ! Son plus proche collaborateur l'a d'ailleurs souligné plus d'une fois. Le pire, c'est que cela est dit et fait au nom de la démocratie. Trois ans de surdité présidentielle opposés à l'attente d'un peuple ; celui-ci a presque fini par s'y faire comme on finit par se soumettre à une dictature devant laquelle on est sans moyens. Rappelons surtout que notre provisoire de président défendait sa façon d'être sans cravate comme un principe immuable, une vision du monde et de la société, une philosophie, peut-être même une religion. D'aucuns ont même fini par dire pourquoi pas ! Puis, comme il arrive souvent dans les processus d'établissement des dictatures, on épouse vite les thèses les plus saugrenues du roi vivant, qui a remplacé le roi mort, et on lui monte toute l'argumentation nécessaire. (Vous allez me dire que je sais de quoi je parle ? C'est justement pour cela que j'en parle, évaluation faite, pour prévenir des dérapages faciles et insensibles.) Or voilà que ce jour fatidique du 14 décembre 2014, à une semaine jour pour jour de l'ultime scrutin de la présidentielle, lors d'un meeting populaire au Palais d'El Menzah, dans une scène méticuleusement montée pour agrémenter le spectacle, jeunes et belles femmes à l'appui, notre président sortant, candidat à sa propre succession, se fait entourer le cou par une jolie cravate rouge, de la couleur du parti de son adversaire Béji Caïd Essebsi, la couleur de Nidaa Tounès, mais moins tonique. Et voilà que le président-candidat se fait faire sa dernière touche de toilette en direct, devant son public, celle de porter finalement une cravate pour les besoins de la campagne, alors qu'il avait refusé cet acte au désir profond de son peuple. Qu'est-ce qu'on ne fait pas et qu'est-ce qu'on ne concède pas pour le pouvoir quand on en est obsédé ? C'est bien cela qui m'inquiète dans la personnalité de Moncef Marzouki et qui me le rend moins sûr que son adversaire, quelles que soient les réserves que je pourrais avoir sur ce dernier. Quant au reste de ce qu'il développe, je n'entends que des mots dont l'essentiel réside dans la diabolisation à tout prix de son rival, avec, ces derniers jours, un discours plus conciliant, plus conforme à celui du même adversaire, en stricte conformité avec le geste et la couleur de la cravate.