J'ai toujours pensé qu'il y a comme un destin croisé entre la Tunisie et le Liban. Sans doute y a-t-il là un brin d'attachement nostalgique au mythe fondateur de Carthage, à Elissa que d'aucuns surnommèrent Didon afin d'essayer de nous en ravir la parenté et la propriété, pour la valeur essentielle qu'elle incarne, celle de l'amour de la Cité au point de la quitter, quand c'est nécessaire, pour la reconstruire ailleurs, ou de se brûler vive pour ne pas la mettre en danger. Cela me rappelle un célèbre vers de Corneille vantant l'héroïsme de Sophonisbe, de la lignée d'Elissa, et regrettant qu'elle ne fût romaine. Je crois en fait que le rapprochement entre la Tunisie et le Liban est plus profond que cela et qu'il opère à plusieurs niveaux qui, tous, convergeraient vers ce que j'ai souvent défendu comme étant leur conscience de « la méditerranéité », celle-ci étant plus engageante et plus fondamentale que le seul caractère de méditerranéité. Pour dire cela en moins savant, disons que ces deux pays assoient leur éthique et leur vision du monde sur « le vivre en médianité », ce juste milieu qui les mets toujours à la recherche d'un équilibre quasi-impossible entre les deux extrêmes, de gauche et de droite. Du coup, la citoyenneté dans ces deux pays se trouve mue par des valeurs phares comme la tolérance, le partage, le respect de la différence et de l'altérité, le désir de paix et de beauté, l'amour et la félicité, etc. C'est à se demander si leurs histoires respectives et leur Histoire commune sont une cause ou une conséquence de leur façon d'être à soi et à autrui. Dans un autre contexte, je parlerais de deux sociétés à soubassements brachylogiques, mais pour l'heure, je souligne leur potentiel de vivre en pluralité différenciée et en pluralisme de convergence. J'insiste surtout sur la possibilité de les voir donner exemple de sociétés conversationnelles et j'actualise, dans nos esprits, le fameux « troc muet » qui a marqué leurs échanges commerciaux et qui reste un éloquent modèle de l'esprit de conversation au-delà de toute systématisation linguistique. Aujourd'hui ces deux pays sont dans l'œil du cyclone, sans doute l'un plus que l'autre, pour des raisons « bassement » géostratégiques. Mais je ferai ici l'économie des développements intellectuels raisonnant des effets et des causes de cet état des choses. Je rapporterai seulement le discours d'un chauffeur de taxi, parlant de son pays, sur le chemin d'une excursion de Beyrouth à Byblos : la première étant cette capitale de rêve qui a fini par intégrer la logique des bombardements à sa façon de vivre, comme on s'habitue à la pluie ; la seconda étant un haut lieu d'Histoire, non seulement libanaise mais universelle, oserait-on ce qualificatif quelque peu anachronique selon certaines gens. Mon sexagénaire de taximan avait l'ordre express de me faciliter l'excursion et de me témoigner les sentiments les plus réconfortants ; on avait exigé aussi de la société de services de désigner un chauffeur capable d'assurer le rôle de guide touristique en arabe et en français (Merci, Madame la directrice du département des lettres de l'Université libanaise). A dix-heures, l'heure entendue, il était là avec toute la bonhomie dont il se sentait capable. En voiture il se présente par son prénom : Sami. Il tire au clair la question de la langue ; avec un tutoiement direct que j'ai pris pour un signe d'amitié, il dit : je te propose le français, car notre arabe au Liban n'est pas toujours facile à déchiffrer pour les Arabes habitués à la langue classique. J'encaisse tout en lui signalant que la télévision a réduit une bonne part de ce fossé. En tout cas, ce fut pour moi un vrai régal, cette communication en français, puisque je n'en avais jamais eu une où mon interlocuteur féminisait systématiquement tous les noms masculins. Une vraie performance digne de la famille de l'Oulipo. Je ne vais pas rapporter ici toute cette conversation, bien qu'elle en vaille la peine ; je n'en retiens que l'essentiel. Sami est un maronite profondément attaché à sa religion chrétienne : il fallait le voir devant la statue de la Vierge Marie, la Harissa, que j'orthographie en arabe pour éviter la confusion son l'homonyme autrement célèbre en Tunisie : حريصا. Il soutient fermement que c'est les siens qui ont fait le pays et qui lui ont tout donné. Aujourd'hui ON veut les en exclure, jamais ils ne le pourront. C'est vrai que plusieurs Libanais sont à l'étranger, car nous sommes 12 millions, dont il ne reste ici qu'un peu plus de quatre millions (Trois millions m'avait-on dit ailleurs) ; mais le peu qui reste défendra bien le pays et inculquera une leçon inoubliable à ceux qui veulent détruire le Liban. n Mais ON, c'est qui ? n Vous le savez, Professeur, c'est la CIA, Scotland Yard, et le Deuxième bureau français. Surtout les deux premiers ! Le maître, l'Amérique, et son agent, l'Angleterre. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi l'Angleterre est le seul pays à ne pas avoir une fête d'indépendance ? Il n'a jamais été occupé. Après la Deuxième guerre mondiale, les Anglais ont voulu payer les USA de les avoir sauvés de Hitler, mais les Américains se sont contentés de les charger d'une mission : « foutez la confusion dans les pays arabes pour nous laisser profiter de leur argent et leurs richesses naturelles ». Vous savez, nous, nous n'avons aucun problème avec les Arabes ; jusqu'à la guerre civile (NDR : 1976), nous vivions en pleine concordance et en vraie démocratie. Alors ils ont prétexté une guerre des Arabes contre les Juifs d'Israël et ils lui ont mobilisé des engagés de différents pays arabes, y compris la Tunisie. Ils sont venus nous faire la guerre ici, croyant la faire aux Juifs. Quand il nous arrive de discuter avec ces engagés étrangers, ils sont scandalisés et ils se sentent piégés. Mais pour eux comme pour nous, c'était trop tard. Le Liban en a subi les conséquences et continue d'en endurer les effets, surtout par le vol et la corruption. Vous savez, Professeur, on ne fait pas la guerre pour défendre des valeurs, on ne la fait que pour des calculs et des intérêts bassement terrestres. Au fait, j'ai été vraiment très honoré de vous accompagner dans votre excursion, j'espère que vous en avez profité. n Ah ! Oui. D'ailleurs j'écrirai cela un jour. n En tout cas, voici mon numéro de téléphone, si vous revenez seul ou en famille, n'hésitez pas à m'appeler ; je me ferai un plaisir de vous servir. Je l'ai vivement remercié et depuis, je continue de méditer ses propos à la rencontre des éléments d'Histoire que j'ai pu voir en excursion, surtout à Byblos (7000 ans d'Histoire). Mais cela, c'est une autre histoire qui trouvera peut-être place dans un autre écrit. Ah ! Oui. J'allais oublier : pour la commodité de la lecture, j'ai retravaillé les propos de mon compagnon pour les rapporter en bon français, j'espère qu'il me pardonnera, et vous aussi.