Plus de trente ans après la guerre civile au Liban, les hostilités et les tensions ont toujours persisté entre les différentes factions, notamment entre sunnites et chiites, ravivées avec la crise syrienne en ces derniers mois. Quand la guerre a éclaté en 1975 dans ce pays, des milliers de Libanais ont été contraints à l'exil. Amine Maalouf, écrivain franco-libanais, membre de l'Académie Française depuis juin 2011 et membre de la Comédie Française depuis juin 2012, était l'un de ces réfugiés qui s'installa en France et dont les écrits furent en grande partie sur les souvenirs de la patrie, du conflit et de l'exil. C'est grâce à ses œuvres littéraires qu'il a publiées durant ces dernières décennies que l'Occident a pu découvrir la profondeur historique, la variété et la complexité culturelle et confessionnelle des pays de l'Orient, notamment son pays natal : le Liban. Il a ainsi publié « Léon l'Africain », « Samarkand », « Les Jardins de lumière », « Le Premier siècle après Béatrice », « Le Rocher de Tanios » (prix Goncourt 1993), « Les Echelles du Levant », « Le Périple de Baldassare ». Il s'est distingué aussi par ses essais comme « Les Identités meurtrières », « Le Dérèglement du monde » et ses récits historiques, tels que « Les Croisades vues par les Arabes », « Origines » ; ainsi que des livrets d'opéra « L'Amour de loin », « Adriana Mater ». Ses ouvrages ont déjà été traduits en plus de quarante langues. Il a obtenu en 2010 le prix Prince des Asturies pour l'ensemble de son œuvre à travers laquelle il contribue au rapprochement des civilisations.
Son dernier roman « Les Désorientés », sorti en septembre 2012, a été parmi les plus marquants de la rentrée littéraire en France et s'inscrit dans l'intérêt de l'écrivain porté sur son pays natal, aux souvenirs de jeunesse, aux heurs et malheurs du passé. Œuvre autobiographique où le récit est raconté par un narrateur fictif qui évoque la nostalgie du pays. En résumé, il s'agit d'un certain Adam, un Libanais, historien de son état, qui a fui le Liban au lendemain de la guerre civile. Rentré au Liban, plusieurs années plus tard, suite à un coup de téléphone de la part de la femme d'un ancien ami agonisant l'invitant à venir le voir avant qu'il ne meure. Le voilà qui se retrouve de nouveau au pays de ses origines, parmi les lieux et les gens qu'il avait quittés sans se retourner, parmi ses amis qui étaient juifs, chrétiens, musulmans et surtout qui étaient inséparables. Peu à peu, le passé refait surface. Adam se souvient des amis inséparables qui s'étaient promis une amitié éternelle en voulant croire en un monde meilleur : Naïm, Bilal, Albert, Ramez... ; il se souvient des nuits passées à débattre passionnément, il se souvient de la guerre et de ses horreurs. Installé chez la belle Sémiramis, il commence à dresser le bilan des années antérieures. Que sont-ils devenus ses amis ? Celui-ci a épousé le mouvement islamiste, celui-là a quitté le métier d'ingénieur pour devenir moine, cet autre qui a abandonné le monde des affaires pour se convertir en politicien corrompu. Bref, il a trouvé que tous les amis de jeunesse avaient suivi des voies différentes et que certains d'entre eux ont à présent les mains sales.
Le narrateur se trouve devant un dilemme : Que faut-il choisir ? La pureté de l'exil ou l'engagement qui corrompt ? Une confrontation avec l'amour, l'amitié, les idéaux, les déceptions, la politique, le désir, la trahison, les remords. Laissons la parole à l'écrivain qui s'exprime en ces termes en quatrième de couverture : « Dans Les désorientés, je m'inspire très librement de ma propre jeunesse. Je l'ai passée avec des amis qui croyaient en un monde meilleur. Et même si aucun des personnages de ce livre ne correspond à une personne réelle, aucun n'est entièrement imaginaire. J'ai puisé dans mes rêves, dans mes fantasmes, dans mes remords, autant que dans mes souvenirs. Les protagonistes du roman avaient été inséparables dans leur jeunesse, puis ils s'étaient dispersés, brouillés, perdus de vue. Ils se retrouvent à l'occasion de la mort de l'un deux. Les uns n'ont jamais voulu quitter leur pays natal, d'autres ont émigré vers les Etats-Unis, le Brésil ou la France. Et les voies qu'ils ont suivies les ont menés dans les directions les plus diverses. Qu'ont encore en commun l'hôtelière libertine, l'entrepreneur qui a fait fortune, ou le moine qui s'est retiré du monde pour se consacrer à la méditation ? Quelques réminiscences partagées, et une nostalgie incurable pour le monde d'avant. »
Et voici, en avant-goût, un petit extrait du roman : « On ne cesse de me répéter que notre Levant est ainsi, qu'il ne changera pas, qu'il y aura toujours des factions, des passe-droits, des dessous-de-table, du népotisme obscène, et que nous n'avons pas d'autre choix que de faire avec. Comme je refuse tout cela, on me taxe d'orgueil et même d'intolérance. Est-ce de l'orgueil que de vouloir que son pays devienne moins archaïque, moins corrompu et moins violent ? Est-ce de l'orgueil ou de l'intolérance que de ne pas vouloir se contenter d'une démocratie approximative et d'une paix civile intermittente ? Si c'est le cas, je revendique mon péché d'orgueil et je maudis leur vertueuse résignation... Je sais qu'un moment viendra - dans deux jours, dans deux semaines, dans deux mois - où je me sentirai de nouveau poussé vers la sortie ; soit par le comportement des autres, soit par mes propres impatiences. Pour l'heure, cependant, je m'interdis d'y penser. Je vis, je respire, je me souviens. » Une écriture très fine et un style surchargé de passions font de ce roman un chef-d'œuvre autobiographique. Un superbe roman intimiste, dense, émouvant qui suscite bien des réflexions sur le monde, sur l'Histoire, sur la religion, sur la guerre ou encore sur la politique, à travers les découvertes et les impressions faites par le narrateur en revisitant son pays natal. Hechmi KHALLADI ** « Les Désorientés » de Amine Maalouf, chez Grasset, septembre 2012.