C'est curieux comme la question religieuse tend à devenir la plus problématique dans les sociétés modernes au point de reléguer au second plan les autres problèmes de grande nécessité et d'urgence vitale ! Pourtant, les gens civilisés et rationnels devraient disposer des moyens de gérer eux-mêmes leur foi, dans le respect de la façon dont les autres gèreraient la leur, comme eux ou différemment. De ce point de vue, la convergence en communauté de croyants serait consensuelle et libre, ne nuisant point au fonctionnement démocratique de la cité. Idéalisme, diriez-vous ? Et la religion alors, n'est-elle pas supposée se fonder sur une auto-destination ou une prédestination dont l'ambition finale serait un idéal paradisiaque ? En temps intermédiaire alors, la vie en société ne devrait-elle pas se concevoir comme une éducation à la conscience idéale d'un monde où « tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté » ? Malheureusement, les hommes en ont fait autre chose de bien différent et ils doivent en assumer l'effet et la responsabilité. En tout cas, dans la Tunisie indépendante, jamais la religion n'aura été plus éprouvante pour le tissu social que pendant ces quatre dernières années. Sans doute parce que jamais autant que ces années la religion n'aura été au centre d'un projet de société démocratique. Il est entendu que dans sa pratique institutionnelle, la religion, musulmane ou autre, tend à faire de la discipline et de l'obéissance ses règles privilégiées. Cependant, la démocratie politique serait un juste équilibre entre le besoin de liberté et le devoir de discipline, dans un cadre civil et légal. On imagine alors toutes les frictions possibles, voire les conflits, qui pourraient résulter de ces forces et ces pulsions, apparemment contradictoires, dès qu'ils décident de rivaliser pour la même fonction et le même territoire d'autorité. Les sociétés modernes, en Occident, ont réussi à trouver un compromis auquel la plupart des sociétés arabo-musulmanes semblent ne pouvoir souscrire. Les quatre dernières années en Tunisie ont montré plusieurs visages de cette dichotomie et le pays a subi plusieurs blessures de la confrontation, tournant souvent à l'affrontement entre les deux antagonistes. Si bien que les remous provoqués par les dernières décisions du ministre des Affaires religieuses ne constituent que la partie visible de l'iceberg de la gestion politique des affaires religieuses. Pour l'essentiel, on lui reprocherait, dans un flou caractérisé, sa nomination de certains de ses collaborateurs proches en remplacement de ceux de ses prédécesseurs. On lui en veut de vouloir restructurer l'imama aux niveaux régional et local et de nommer des « imam de Ben Ali ». On spécule sur son intention d'unifier le prêche du vendredi, à la façon connue sous le pouvoir de Ben Ali. Quel que soit le manteau dont ce reconnaîtraient les détracteurs de l'actuel ministre des Affaires religieuses, il est évident qu'ils défendent, dans et par leurs contestations et leurs revendications, l'intérêt de groupes, de pratiques et de personnes ayant profité du contexte et de la connivence troïkiste pour s'implanter dans les différents rouages administratifs, avec un projet d'infléchissement de la société tunisienne à un modèle dont celle-ci croyait avoir définitivement franchi le cap. En effet, à la faveur d'une amnistie générale décidée à la hâte, sous pression et sans mûre rationalisation, des personnes inexpérimentées et à la formation suspecte ont envahi les structures administratives, dans les différents secteurs, surtout dans le département du culte. Il en a résulté une anarchie gravement préjudiciable à l'Etat et à ses institutions. Pour beaucoup, l'enracinement du terrorisme en Tunisie en est une conséquence logique. Quel mal alors si le nouveau gouvernement réexamine la situation et cherche à réparer certains bricolages de gouvernance en veillant à dresser des garde-fous contre les risques de démantèlement social et de blocage de la machine de développement ? Ceux-là qui hier encore ne soufflaient mot contre l'exploitation des mosquées pour la manipulation extrémiste, voire terroriste, se dressent aujourd'hui, au nom d'un slogan creux comme cette idée d'imam de Ben Ali, pour essayer de faire pression sur les nominations administratives et sur les programmes de gouvernement. Il est peut-être temps de s'entendre sur les prérogatives de chacun, car sur cela aussi repose la démocratie. Si l'on se met à refuser la nomination d'un ministre, celle d'un gouverneur, celle d'un haut responsable d'administration et même celle d'un directeur d'établissement d'enseignement de base, on se demande à quoi sert d'avoir un gouvernement et des institutions étatiques. Veut-on nous conduire à l'anarchie ininterrompue au lieu du développement durable ? A la loi de la jungle plutôt qu'à la société civilisée ? Ni les Tunisiens pris individuellement, en tout cas pour leur majorité, ni la société tunisienne dans son ensemble, en tant que configuration civilisationnelle, ne sauraient s'accommoder de telles intentions, dont les auteurs et les instigateurs gagneraient à revoir leur leçon s'ils tiennent à un droit inaliénable à la tunisianité.