La dynastie omeyyade, qui s'empare du pouvoir en 661, s'efface dans le sang moins d'un siècle plus tard, en 750. Les Abbassides, qui lui succèdent, savent qu'il leur faut gouverner l'empire musulman de telle sorte que la diversité des populations et des cultures soit mieux représentée dans ce grand ensemble politique. C'est en tout cas une volonté affichée par les premiers califes, qui vont encourager les travaux de traduction vers l'arabe des grands textes de ce qui représente alors la civilisation universelle de l'époque : celle des Grecs et de leur rationalisme mais aussi celle des Perses et des Indiens. Une telle transformation du profil politique de l'empire n'est pas sans répercussions sur le rôle et le statut de la religion musulmane. Et une querelle s'engage assez tôt entre partisans d'une approche de la Loi qui autorise la raison à reprendre à son compte le legs et de le transformer selon ses propres efforts pour l'adapter aux contextes changeants et, d'un autre côté, ceux qui sont plus soucieux de préserver la forme divine des lois reçues dans le cadre de la Révélation. Il s'agit de la querelle des mutazilites et des théologiens du Kalam, dont l'issue sera marquée par la défaite des premiers... Ce qui va constituer sans doute une des bases historiques de la dérive théocratique que connaîtra par la suite le califat au fil des siècles. Toutefois, tout le monde ne s'accommode pas de cette situation. Et certainement pas ceux qui, par les opportunités que leur offre le nouvel Etat de s'instruire et d'aller explorer les sagesses des civilisations anciennes, ont conscience qu'il existe dans la pratique des hommes des gouvernements inspirés, des gouvernements qui recueillent de la sphère divine une forme de «révélation», sans que cela n'entraîne, bien au contraire, une paralysie ou une mise à l'écart de la raison. Les conceptions de l'art politique laissées par les philosophes grecs, et en particulier par Platon dans sa République et dans ses Lois, sont certes des constructions intellectuelles humaines, mais il n'est pas vrai de dire qu'elles se situent hors d'un espace qu'on pourrait appeler d'injonction divine. Nous avons vu, du reste, la semaine dernière (Héraclès, ou la conquête de l'Olympe), de quelle façon la religion grecque avait conçu l'idée d'un pacte entre les dieux et les hommes dans la préservation de l'ordre cosmique contre les forces de la nuit, celles qui cherchent à ramener le monde à son état de chaos originel. Or il y a lieu de penser que Platon, dans son travail de conception de la cité idéale, n'est pas en dehors de ce pacte, mais bien en lui. La philosophie, dans son instauration par Socrate puis par Platon, n'est-elle pas, essentiellement, une façon de mener la lutte contre l'injustice de ceux qui, en maniant le sophisme et en faisant passer le faux pour le vrai, et inversement, cherchent à rompre l'ordre de ce «microcosmos» qu'est la cité ? Il y a donc bien une dimension éminemment religieuse de la philosophie, quand elle s'occupe de politique, et à vrai dire la politique n'est pas pour elle une activité parmi d'autres, mais l'activité par excellence. Al-Farabi naît en l'an 872 quelque part du côté de l'actuel Afghanistan tout en étant d'origine perse, ou turque selon certains. La dynastie abbasside n'a alors que 122 ans. Issu d'une famille de notables, il n'a pas de mal à aller faire ses études dans la capitale de l'empire, Bagdad. Et donc à recueillir le miel des travaux de traduction réalisés et à prendre connaissance des grandes avancées de la pensée universelle. Parmi lesquelles les œuvres des philosophes grecs. Il lit sans doute Platon et découvre sa conception du philosophe-roi. Puis, levant les yeux et considérant les gouvernants qui se succèdent à la tête de l'empire abbasside, il médite... Les califes sont dépositaires d'une révélation et tirent leur légitimité de leur fidélité à cette révélation en même temps que de la sagesse des décisions qu'ils prennent pour répondre aux problèmes qui se posent à l'intérieur du vaste empire. Mais le lien entre les deux est aléatoire. A vrai dire, il y a presque hétérogénéité entre le respect scrupuleux des dispositions des textes sacrés et la sagesse politique engagée dans l'action et qui suppose initiative et innovation... En tant que suppléant du Prophète, le calife s'inscrit, précisément, dans une tradition qui rejoint l'histoire du monothéisme : celle d'une fidélité à une parole proférée. Il est vrai qu'entre le prophète juif et le prophète musulman il y a comme un glissement sémantique. Peut-être même une révolution, si on y regarde de près. En quel sens ? En ce sens que le prophète juif, à l'image de Jérémie ou d'Isaïe, est le gardien d'une parole divine qui est elle-même liée à une promesse. Il ne lui importe pas de faire en sorte que cette promesse s'accomplisse dans l'histoire aujourd'hui plutôt que demain. Il n'est pas homme d'action, mais de mémoire. Moïse lui-même, dans la tradition juive, est un prophète à part. A vrai dire, il est davantage législateur que prophète. Mais il ne gouverne pas. Il est certes un meneur d'hommes : cela lui permet de pousser le peuple juif à quitter l'état de servitude en terre d'Egypte et d'accomplir son «exode». Mais il n'est à aucun moment roi, comme le seront plus tard Salomon ou David. L'islam, lui, inaugure une figure nouvelle de la prophétie, puisqu'on y retrouve mêlées en une même personne les trois fonctions, auparavant distinctes, de gardien de la parole révélée, de législateur et de gouvernant. C'est donc à partir de cette nouvelle figure du prophète que Farabi va tenter de faire la jonction avec le philosophe-roi de Platon. D'où, chez lui, la notion de «prophète-législateur» qui est aussi «prophète-roi»... Et ce prophète-roi, il faut le remarquer, ne renonce à rien de l'enseignement dialectique par quoi est assurée l'éducation du philosophe chez Platon. Ce qui signifie que ce prophète, tout en assumant son rôle classique, pour ainsi dire, de gardien de la parole divine, est aussi un philosophe qui se dote des instruments du savoir et qui s'arme de l'antidote contre la morsure venimeuse de la sophistique au sein de la vie de la cité. C'est un homme qui s'est donc donné les moyens de parer au risque d'un glissement dans l'ordre du «gouvernement de l'ignorance» et qui, ainsi, est en mesure d'assurer pour les citoyens de sa «cité vertueuse» ce qu'il appelle la «félicité», ou la «félicité extrême» (essaâdatou'l qoswa), laquelle félicité n'a pas pour horizon limité la vie ici-bas et n'est pas non plus pure promesse, pure projection dans la vie à venir, mais mêle l'ici-bas et l'au-delà dans une même réalité, dans une même incandescence. Cette jonction entre le prophétisme monothéiste et le platonisme, audacieuse, Farabi la justifie par le fait que le Prophète, qui ouvre le premier le cycle de ce type de gouvernement, est assisté par un savoir divin qui fera défaut à ses successeurs. Car, pour lui, ce qui est reçu comme un don de Dieu par le Prophète, et qui lui permet de gouverner selon la vérité et la vertu, il est possible à ceux qui viennent après lui de l'acquérir par l'initiation à la philosophie. De façon au moins à ce que, au nom du premier modèle de gouvernement, il ne soit plus possible d'instaurer à nouveau un gouvernement de l'ignorance et, ainsi, que la flamme demeure. Mais l'héritage platonicien, qui s'enracine lui-même dans la religion grecque et dans son pacte entre les dieux et les hommes, peut-il se greffer sur la tradition prophétique du monothéisme, telle du moins qu'elle connaît sa figure révolutionnaire à travers l'islam ? On peut considérer en tout cas que cette greffe n'est pas facile, malgré les avantages évidents qu'elle peut apporter en termes d'immunité face aux perversions du modèle que représente le premier gouvernement initié. Du reste, il est très utile de prendre conscience des raisons du rejet d'une greffe si l'on veut se donner une chance de la faire réussir. Il semble assez évident que, dans la mesure où la greffe ne réussit pas, cela est dû surtout au fait que, même si l'expérience de la prophétie connaît une révolution en islam, cela ne veut pas dire qu'on en vienne à tourner le dos à ce par quoi elle se distingue dans la tradition juive, à savoir la conservation d'une parole théophanique éprouvée dans l'histoire. L'élément qui échappe au modèle proposé par Farabi, c'est cette chaîne d'amitié qui lie le prophète à Celui dont il a reçu une parole, puis le fidèle au prophète qui lui a transmis la parole reçue. On ne comprend rien à la logique propre de la tradition monothéiste si l'on passe à côté de cette amitié entre Dieu et l'homme, qui trouve sa figure originelle dans le moment de la Création, lorsque Dieu, par la puissance de son «verbe», confie à l'homme la charge de prendre soin de la terre, lui qu'il a créé «à son image». Il ne s'agit pas seulement de faire justice à l'amitié: il s'agit de faire justice à la chaîne ! Au-delà des crispations religieuses auxquelles on assiste aujourd'hui, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens et les juifs d'ailleurs, et qui peuvent bien sûr avoir leurs ressorts politiques, la chaîne de l'amitié—qui relie l'homme à Dieu selon une histoire dont il s'agit de faire mémoire—reste un fait irréductible, et c'est précisément cela sur quoi bute sans cesse le projet politique moderniste. De la même façon qu'a buté Farabi au Xe siècle déjà avec sa conception de la cité vertueuse : la greffe ne prend pas! Une chaîne d'amitié ne se marie qu'avec une autre chaîne d'amitié... Mais le génie de Farabi est malgré tout d'avoir mis le projet politique de l'islam devant l'obligation de la sagesse, devant l'obligation de la pérennisation de la sagesse contre le danger du retour de l'ignorance. Ceux qui se réclament de ce projet ne peuvent, après Farabi, ignorer une telle obligation... Sous peine de passer pour des apprentis-sorciers qui n'ont que mépris pour la vocation de l'homme à la connaissance de la vérité.