Par Salah HADJI «Pour gouverner, il faut avant tout rectifier sa propre personne. Car, si on ne peut se rectifier soi-même, comment pourra-t-on rectifier les rictus?» (Confucius) «Amuser le tapis» est un exercice de cirque, pas une politique» (Benoît Frachon, l'Humanité, 16 mars 1963) Au terme d'une année bientôt, on nous dit que le texte de la Constitution n'est pas élaboré et que, pour ce faire, il faudra attendre encore, sans autre précision aucune quant à l'échéance. Mais qu'a-t-on fait jusqu'ici sinon nous inonder de discours ébouriffants, piégés à tout bout d'article par des mots minés tenant lieu fallacieusement de concepts et prêts à tout moment d'éclater pour faire gagner encore plus de temps. Quiconque a suivi les débats de la Constituante ne peut manquer de constater combien ils sont, à l'image d'un sable mouvant, toujours gélatineux et fuyants. Les discours s'y affrontent et les passions y écument, dans une pratique de temporalisation qui n'offre aucune issue palpable et condamne le rapport dialogique à avouer son inutilité. Il y a là un sophisme vieux comme le temps, qui revient pourtant et qu'il faut savoir déjouer. Au lieu de s'en laisser embobiner, autant livrer alors son auteur à sa propre solitude. C'est encore Socrate qui nous l'apprend aujourd'hui: le dialogue avec les sophistes — à entendre par là ceux de l'heure unis sous la casquette d'Ennahdha — consiste, non pas dans la parole dite mais dans l'épreuve de son inanité, dans son dénuement comme mensonge. Rappelons que les raisons d'un dialogue national supposé devoir se nouer au sein de la Constituante ont pris leur départ dans leur rapport à l'objet initial et quasi unique de celle-ci, à savoir la rédaction du texte d'une nouvelle Constitution. Or, il se trouve qu'au lieu de se retrouver ensemble autour de ce même objet en vue d'instituer pour l'avenir la pratique démocratique d'une politique nationale, tout s'est passé jusqu'ici comme s'il eut été donné à une majorité de circonstance de ne penser qu'à ses privilèges partisans. L'imposture n'a pas manqué d'ailleurs de se traduire immédiatement en arrogance lorsque le chef des Nahdhaouis a osé réduire ses supposés «interlocuteurs» de l'opposition à une nullité. Le fameux «zéro, zéro...», selon l'arithmétique de R. Ghannouchi, en dit long: l'auteur d'une pareille diatribe s'inscrit lui-même comme étant de fait le degré zéro de tout dialogue. Une telle incongruité est déjà révélatrice de ce qui continue de se dresser contre la Constitution: ceux qui sont collés à leurs sièges, animés par l'esprit dont émane un tel discours sont ceux-là mêmes qui détournent la Constituante de sa fin. Ceux qui avaient accepté d'aller dans le sens d'une nouvelle Constitution au lieu de s'en tenir à l'actuelle — moyennant quelques amendements — ne peuvent alors que désenchanter, dès lors qu'ils assistent désormais à une pratique de pègre qui situe le sens moral de tout engagement aussi bas pour s'autoriser à faire fi de tout ordre sociétal. Comment ne pas rappeler ceci (ce que les imposteurs ne peuvent comprendre — immoraux, voire amoraux comme ils sont): la mission dont a été investie la Constituante n'est pas à proprement parler politique, économique ou sociale — bien qu'elle requière incidemment tous ces aspects — mais qu'elle est fondamentalement morale. Dans son principe d'unité et d'universalité, elle ne doit ni se constituer en parti politique ou ensemble de partis, ni s'ériger en pouvoir exécutif investi comme tel directement ou indirectement, encore moins s'arroger le droit d'être maîtresse d'elle-même pour se permettre de commander en quelque manière que ce soit. En son principe, une Constituante propose au pays une seule tâche: travailler à préparer pour l'ensemble du pays un cadre historique et civilisationnel approprié pour que le politique, l'artiste, l'intellectuel, le saint et les agents économiques et sociaux puissent œuvrer ensemble à perfectionner la culture du vivre-ensemble. D'aucuns penseraient que ce langage relève de la bravade. Non, en aucune façon. En effet, voici ce qui en est de l'opinion publique la plus large si on lui prête une écoute un tant soit peu attentive: en ne scrutant que la conscience des électeurs d'hier (tout en sachant que les abstentionnistes ont été autant nombreux, sinon plus), on y trouve une amertume qui dénonce à haute voix ceux qui, à la faveur d'un provisoire bien circonscrit, s'instituent en force se muant aveuglement en droit pour juger arbitrairement et décider de tout en conscience. L'aberration politique atteint son comble quant cette opinion constate officiellement (à travers les médias publics et privés, écrits et audiovisuels) que la Constituante n'a fait que favoriser chez ses membres les privilèges les plus sordides, fourrer poches et comptes (y compris en devise), favoriser une inflation sans précédent de ministres et de conseillers, s'autoriser des voyages à travers les continents... du moment où cette même opinion a les yeux ouverts sur le pays. Un pays qui espère et désespère en attendant le strict minimum requis pour une vie digne humainement : paix, logement, santé, sécurité, instruction, emploi... La provocation publique est telle que la Constituante ne voit plus le peuple que scellé derrière le rideau du pouvoir ou agenouillé sous la table du festin. Comment alors ne pas percevoir cette Constituante — et par suite ce gouvernement et cette présidence — que comme un détournement de sens criant, un viol électoral caractérisé ? Le résultat est patent: désordre généralisé, ignorance aux commandes de l'Etat, mensonges gros comme un coude, double posture et langage à mille pattes, tyrannie fascisante. C'est dire combien la corruption du politique est devenue si prodigieusement étendue et plus organisée pernicieusement qu'avant. Telle est l'image désormais publique des nouveaux «sophistes». Passant du statut «d'éducateurs rétribués» à l'âge antique, ils sont devenus aujourd'hui des politicards assoiffés de pouvoir et avides de sous. La seule différence, c'est que le sophisme est devenu mensonge politique au vu du sommet de l'Etat. Soulignons l'aspect technique que prend ici la question, en le formatant plus nettement encore : en portant la réflexion sur la «corruption de la politcia», les Grecs entendaient par ce terme à la fois la constitution de la cité, son gouvernement, son Etat, sa République. La corruption ici désignée est qualifiée comme telle par référence à un idéal de santé sociétale qui signifie équilibre et harmonie. Or, c'est bien cette corruption qui se nourrit du désir insatiable d'être comblé d'«honneurs» (Platon, République, Liv. VIII, 557-558), en oubliant tout le reste, qui assure le passage de la démocratie à la tyrannie: le parti se substitue à la patrie et la conscience figée dans l'intérêt et le dogme évacue le sentiment du bien commun. Il faudrait être myope et intellectuellement et politiquement pour ne pas se rendre compte que cette conscience étriquée et ignorante de l'abc de la pensée politique fait que les apôtres du statu quo tendent à installer leurs chapiteaux plutôt que rédiger le texte d'une Constitution. En se détournant ainsi de l'essentiel, qui est leur raison d'être initiale et fondamentale, ils ne font que nous inonder de parlottes sur des sujets dont ils n'ont nullement l'idée, encore moins la solution : pauvreté, chômage, disparités régionales, atrophie des investissements, exode des capitaux nationaux et internationaux...). En dépit de cet état des lieux, qui a statut de catastrophe nationale, Ennahdha et ses apparentés (la Troïka, et d'autres — que sais-je ?) créent insidieusement tous les prétextes pour temporiser en vue d'ériger leur statut provisoire en statu quo stratégique qui a pour desseins le pouvoir absolu sur les consciences et les appareils de l'Etat. L'étonnant serait de ne pas s'apercevoir que cette occultation n'est point arbitraire ou accidentelle. Que la chose soit claire : quiconque se tourne vers les régimes dictatoriaux ne peut pas ne pas se rendre compte de la parenté saisissante qui subsiste et persiste entre l'avant - 17 décembre 2010 - 14 janvier 2011 et l'après - 23 octobre 2011. Parenté qui unit le bon apôtre à toute pâture d'imbéciles (le terme est à entendre dans son sens technique tel qu'il est défini dans les grands dictionnaires de la langue française). Car il nous faut bien nous rendre à cette évidence : Ennahdha et apparentés rejettent pour le moins inconsciemment les pratiques dictatoriales de la période antérieure en se laissant mouvoir dans ce qu'il y a en elle de décadence politique. Le travers moral qui se dévoile de plus en plus aujourd'hui sous forme de maintien d'un statu quo moyennant louvoiement et temporalisation mensongère, en est à la fois l'indice et la conséquence. Plus grave encore: si le mensonge avait été déjà qualifié par les grands de la pensées comme étant «le plus grand des péchés» (raâs el dhounoub houa al kadhibou, Ibn El Moukafaâ) ou «le mal radical» (E.Kant), il y a tout lieu de craindre qu'il ne se soit déjà introduit dans la Constituante, tel un ver dans le fruit. La question lancinante qui se pose dès lors est de savoir si les forces démocratiques ont encore les moyens et le style pour parer à un tel risque majeur. Certains constituants viennent déjà d'envisager sérieusement leur retrait de cette Constituante, espace déjà vermoulu et largement entamé. Loin de signifier un quelconque retrait de la vie politique ou un enfermement dans le vide du silence, un tel acte n'ouvrirait-il pas à la nation une voie autrement plus large, plus généreuse de cœur et d'esprit? Autrement, la parole politique ne risque-t-elle pas de n'être plus qu'un bruit, une banalité ? Alors autant «montrer le roi nu (dénué de toute légitimité) plutôt que de le tuer» (Socrate). Or il se trouve qu'il y a toujours dans l'histoire, des hommes et des femmes qui croient aux intérêts supérieurs de la patrie, qui consentent même à mourir au nom de sa symbolique, renouant chacun à sa façon et selon la conjoncture historique avec les grandes références du mouvement de libération nationale. PS : La toute dernière déclaration faite par R. Ghannouchi au nom de la Troïka et la visée de court-circuiter l'initiative de l'Ugtt, loin d'enlever quoi que ce soit à cette analyse, ne font que la confirmer.