Sa campagne présidentielle était hors du commun, il n'a quasiment pas dépensé un sou et il était seul. Kaïs Saïed a réussi à entrer au palais de Carthage sans avoir une équipe de campagne digne de ce nom, sans user des moyens classiques, sans même une grosse affiche. Une fois à Carthage, le président de la République semble maintenir sa tactique gagnante : rester seul. En moins d'un an, il a déjà changé de chef de cabinet, il a déjà usé deux ministres des Affaires étrangères et il a déjà humilié deux ambassadeurs à New York. Pire, il maintient le vide dans quatorze ambassades et ce depuis des mois. Toujours dans ses prérogatives directes, il a proposé Hichem Mechichi à la présidence du gouvernement avant de lui tourner le dos quelques jours après. Cela fait huit jours que M. Mechichi est à son poste à la Kasbah et il attend encore d'être reçu par le président de la République pour lui exposer ce qui se passe dans le pays. C'est très rare que le président de la République reste autant de temps sans recevoir le chef du gouvernement ou le Premier ministre. On ne s'en rappelle pas en tout cas.
Cette démarche singulière a de quoi étonner sur la bonne gouvernance du pays. Elle est également inquiétante, car un président de la République qui s'isole avec deux-trois conseillers dans sa tour d'ivoire ne peut avoir que des répercussions négatives. Si on interroge le président de la République, qui n'a toujours pas accordé d'interview aux médias locaux depuis le 30 janvier dernier, il fournira certainement des raisons valables pour expliquer ses prises de positions tranchées. Sur l'ambassadeur de New York, il pourrait dire que celui-ci est suspecté de malversations et de dépenses exorbitantes et que son prédécesseur est suspecté de volonté de normalisation avec les sionistes. Sur la nomination des ambassadeurs, il pourrait dire qu'il préfère prendre son temps pour pouvoir nommer de véritables compétences capables de représenter le pays à l'étranger. Sur Hichem Mechichi, il pourrait dire qu'il l'a trahi et a rompu le deal de ne pas négocier avec Ennahdha et Qalb Tounes. Toutes les excuses que pourrait dire le président de la République pour expliquer son comportement sont recevables, mais elles ne justifient cependant pas ce comportement. Rester huit jours sans recevoir le chef du gouvernement pourrait être préjudiciable pour la bonne marche du pays. Limoger ainsi des ambassadeurs et de hautes compétences de l'Etat pourrait être préjudiciable pour l'image du pays à l'étranger. Ne pas nommer d'ambassadeurs dans des capitales importantes, Paris par exemple, est très préjudiciable pour les intérêts de la Tunisie dans ces pays-là. La non-décision est pire, parfois, qu'une mauvaise décision.
Le fait est que Kaïs Saïed est perméable aux rumeurs et à l'esprit du complot. Il voit le mal partout, rares sont les personnes en qui il a confiance et rares sont ceux qui le rassurent. Cette nature a de quoi le protéger du monde extérieur rempli de traîtres, d'indignes, de corrompus et de malfaisants. Le président se suffit du peu de personnes qui l'entourent et pense pouvoir réussir ainsi. S'il est vrai que cette nature de méfiance et de solitude lui a permis de gagner le ticket pour Carthage, il n'est pas dit qu'elle pourrait lui assurer une présidence efficace. C'est même le contraire que l'on craint. Le monde extérieur est, certes, rempli de vipères et de malfaisants, mais il est également rempli de personnes bienpensantes qui ne lui veulent pas forcément du mal. Kaïs Saïed président est en train d'agir comme le Kaïs Saïed candidat et, parfois, comme le Kaïs Saïed enseignant. Il confond les ministres, les conseillers et les ambassadeurs à ses anciens collèges d'étudiants. A la fac, lui ordonnait et ses étudiants exécutaient. Lui parlait, eux ils écoutaient. Il pense pouvoir faire pareil avec les hauts commis de l'Etat sans se soucier des contraintes que ces derniers ont. Kaïs Saïed fait l'impasse sur ces contraintes et se met en colère parce que ses ordres n'ont pas été exécutés par un conseiller, un ministre, un ambassadeur ou un chef du gouvernement. Non seulement il se met en colère, mais il le fait savoir à sa manière, parfois méprisante et d'autres fois humiliante.
Kaïs Saïed doit savoir une fois pour toutes qu'il n'est plus un enseignant détenant la science infuse, mais un président qui doit respecter la constitution et l'esprit de la constitution. Il doit savoir qu'il y a des complots dans la vie, mais que la vie n'est pas que complots. Il doit savoir que les personnes qu'il a choisies peuvent lui être loyales et respectueuses sans pour autant lui obéir au doigt et à l'œil. Il doit savoir qu'un président peut être faillible et que ses conseillers, ses ministres et ses ambassadeurs peuvent être ses garde-fous. Kaïs Saïed doit savoir confronter son diagnostic à celui de son entourage et qu'il a intérêt à élargir cet entourage afin de diversifier les opinions. Il doit savoir regarder la Tunisie autrement que par ses yeux, il doit également voir à travers les yeux des autres.
S'il avait suffisamment de conseillers expérimentés (ses actuels conseillers ne le sont pas), Kaïs Saïed aurait su qu'il ne peut pas laisser quatorze ambassades sans ambassadeur. S'il avait suffisamment de conseillers politisés (ses actuels conseillers ne le sont pas), il aurait su qu'il ne pouvait pas imposer à Hichem Mechichi un non-deal avec la majorité parlementaire. S'il avait suffisamment de conseillers prévoyants (ses actuels conseillers ne le sont pas), il aurait su que sa démarche de choix d'un chef du gouvernement apolitique était erronée au départ. S'il avait suffisamment de conseillers clairvoyants (ses actuels conseillers sont autistes), il aurait su qu'il se devait d'élargir son cercle de conseillers, de consultants et de communicateurs, afin d'élargir ses horizons. Lui, il veut des personnes loyales qui l'aiment, mais il doit savoir que ceux-ci peuvent lui faire mal involontairement et que ceux qui ne l'aiment pas ne lui veulent pas forcément du mal.