Une nouvelle fois, tous les projecteurs sont braqués sur Carthage. En dépit de ses prérogatives dites limitées, Kaïs Saïed réussit à se positionner dans le rôle du personnage le plus important de l'Etat. Celui dont tout le monde attend la décision. Cette fois-ci, Kaïs Saïed est attendu pour organiser la cérémonie de prestation de serment des nouveaux ministres qui ont obtenu le vote de confiance au parlement mardi dernier. Constitutionnellement, les ministres ne peuvent occuper leurs postes qu'après cette cérémonie. Sauf que Kaïs Saïed refuse, jusqu'à l'écriture de ces lignes, de l'organiser. Les raisons ? Il a juré de respecter la constitution et les lois. D'après les renseignements qu'il détient, quatre parmi les onze ministres seraient corrompus et se trouvent dans une position de conflit d'intérêt. Une raison suffisante à ses yeux de ne pas nommer ces ministres. Le chef du gouvernement et les 150 parlementaires qui ont voté pour (en majorité les islamistes et leurs inféodés), voient les choses autrement. Pour eux, il n'y a que la justice qui peut se prononcer là-dessus et dire si untel est corrompu ou pas, si untel est dans une position de conflit d'intérêt ou pas. Face à l'entêtement du président de la République, Rached Ghannouchi est monté hier au créneau. Pour le président d'Ennahdha et président du parlement, « Kaïs Saïed croit avoir le droit d'accepter certains ministres et d'en refuser d'autres. Ceci revient à une confusion entre le régime parlementaire et celui présidentiel. Le régime parlementaire suppose un rôle symbolique du président de la République, et non un rôle constitutif. De ce fait, la composition ministérielle revient au parti au pouvoir et au chef du gouvernement ».
Il y a quelques mois, l'ancien chef du gouvernement Elyes Fakhfakh était accusé d'être en position de conflit d'intérêt. Les mêmes qui critiquent aujourd'hui le président de la République et qui ont validé le gouvernement Mechichi II étaient hier aux premiers rangs pour pousser Elyes Fakhfakh à la démission. Ennahdha, Qalb Tounes et Karama, notamment, s'étaient réunis pour déposer une motion de censure contre lui juste pour cette histoire de conflit d'intérêt ! Comment expliquer ce retournement de 180° de ces partis, Ghannouchi à leur tête, qui autorisent aujourd'hui à Mechichi ce qu'ils interdisaient hier à Fakhfakh ? Le même Fakhfakh appartient à une troïka qui a longuement pratiqué la chasse aux sorcières dans les années 2011-2014 lorsqu'il s'agissait des figures de l'ancien régime. Cette troïka traitait de corrompue toute figure de l'ancien régime. Pourquoi ces mêmes figures de la troïka, à qui se sont ajoutés Qalb Tounes et Karama, traitent-elles de corrompus certaines figures de l'ancien régime (Abir Moussi par exemple), mais acceptent dans leurs rangs des personnes sur lesquelles pèsent de lourdes suspicions (Mohamed Ghariani par exemple) ? Cela s'appelle de l'hypocrisie !
Il faut choisir, soit vous êtes pour la justice pure, dure et intransigeante et dans ce cas nul n'est corrompu tant qu'il n'a pas été condamné par une cour de justice en bonne et due forme. Soit vous cherchez à moraliser le paysage politique et à en exclure toute personne sur laquelle pèsent de lourds soupçons de corruption. Kaïs Saïed fait partie de la deuxième mouvance. Il veut moraliser la vie publique et il a raison de le faire. On ne peut pas nommer un ministre alors que ce dernier est suspecté de corruption. Naturellement, le suspect demeure innocent jusqu'à son procès, mais ce suspect ne peut pas briguer un portefeuille ministériel entre-temps. Dans les pays démocratiques qui veulent un paysage politique moralisé, les suspects n'ont pas leur place dans la vie publique. Un simple article journalistique est suffisant pour pousser dehors un ministre, voire un président. On ne compte plus les ministres démissionnaires à cause d'articles parus dans le Canard enchaîné ou Mediapart. S'il n'y avait pas eu de Watergate et si les Etats-Unis ne tenaient pas à avoir un paysage politique moralisé, Richard Nixon n'aurait jamais démissionné de son poste.
Attention, cela ne veut pas dire que l'on doit traiter de corrompue toute personne suspectée de corruption. La présomption d'innocence prévaut sur tout. Toute personne est réputée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été légalement démontrée. Sauf que cette même personne ne peut prétendre à un portefeuille ministériel ou un siège au parlement. C'est impératif pour moraliser la vie publique. Les ministres (et les politiques en général) se doivent d'être un modèle d'exemplarité et ne peuvent, en aucun cas, être suspects. C'est ce que veut Kaïs Saïed. En refusant d'organiser la cérémonie de prestation de serment, Kaïs Saïed reste fidèle à lui-même. Il a été élu pour son intégrité et il tient à la garder. Le chef du gouvernement et les députés qui ont voté pour le gouvernement Mechichi II ne veulent pas, en revanche, d'un paysage politique propre et au dessus de tout soupçon. Ils fonctionnent à la tête du client. Quand c'est Abir Moussi qui est en face, ils deviennent les champions de la lutte contre la corruption, alors que cette dernière n'a aucun procès en cours. Quand c'est Mohamed Ghariani ou Nabil Karoui qui sont en face, ils deviennent, du coup, champions de la présomption d'innocence.
Cette hypocrisie est insupportable, il faut choisir sur quel pied danser. La question aujourd'hui n'est pas de savoir si le président de la République doit ou non organiser une cérémonie de prestation de serment. La question aujourd'hui est de savoir ce qu'on veut, pour notre démocratie naissante, un paysage politique moral ou non. Kaïs Saïed a choisi son camp : il est intègre et il veut un paysage politique intègre, conformément à ses promesses électorales. Hichem Mechichi, Rached Ghannouchi et les dizaines d'autres députés ont choisi le leur. L'intégrité se mesure en fonction du degré de loyauté et de service que peut vous rendre la personne en face. Pour eux, l'intégrité n'est pas une question de moralité, c'est une question d'intérêt.