Tout le monde a été surpris de voir le président de la République, Kaïs Saïed, en balade à l'Ariana et à la cité olympique. Pendant que le chef du gouvernement multiplie les recours et organise des réunions avec des juristes, le chef de l'Etat a donné l'impression de se détacher totalement de ces considérations triviales et de se diriger plutôt vers le peuple. Depuis l'antiquité, et l'époque des Omar Ibn Khattab et autres, qui semble si chère au président, la symbolique du souverain qui se promène au marché pour s'enquérir lui-même de l'état de ses sujets est très présente. Et il faut dire que Kaïs Saïed est un homme de symboles. Inutile de refaire le tour de son année de présidence pour se rendre compte que le président de la République tente de se donner cette posture de gardien du peuple. L'image communiquée après sa visite au ministère de l'Intérieur après une longue marche à l'avenue Habib Bourguiba entre dans cette stratégie. C'est comme s'il conduisait lui-même les manifestations des Tunisiens ! Il est allé dans son quartier, en pleine pandémie, pour relayer les revendications de ceux qui veulent la dissolution du parlement ou en finir avec les partis politiques.
Kaïs Saïed a compris ce que d'autres politiciens, pourtant bien plus chevronnés que lui, n'ont pas compris. Quand on a de son côté le peuple et l'opinion, on devient imbattable. Le chef de l'Etat est auréolé des quelque 2,8 millions de votes obtenus au 2éme tour de la présidentielle. Il estime que cela lui donne une légitimité incontestable pour être le vrai représentant du peuple. L'on oublie souvent que lors du premier tour, « seulement » 620 mille personnes ont voté pour lui, ce qui permet de penser que les deux millions d'électeurs supplémentaires du second tour votaient plutôt contre l'autre candidat. Mais la réalité arithmétique n'intéresse pas le président. Tout ce qu'il faut retenir c'est la symbolique d'un Kaïs Saïed plébiscité par le peuple qui l'a élu. C'est là que le jeu de Kaïs Saïed devient intéressant. Toute cette manœuvre vise à faire du peuple un élément politique dans ses propres combats. Cela est, également, en totale cohérence avec le système politique qu'il préconise, selon lequel le peuple doit exercer la politique de manière continue, et ne pas se contenter de voter une fois tous les cinq ans. La mise en scène du président au milieu de son peuple, sensible à ses vrais problèmes (la santé à El Mnihla, le pouvoir d'achat et les prix à l'Ariana…), permet à Kaïs Saïed de prétendre avoir un soutien important. Lui qui est esseulé au palais, qui n'a pas de parti politique et qui n'a pas d'appuis réels au parlement, doit avoir « le peuple » à ses côtés pour peser dans la balance et ne pas être enfermé dans l'image d'un président original seul dans un palais, comme la Tunisie en a connu. Dans le même temps, entretenir ce récit du leader plébiscité permet à Kaïs Saïed de sortir aisément de ses prérogatives au sens légal du terme. C'est le cas aujourd'hui, concernant ce qu'on appelle blocage constitutionnel avec le chef du gouvernement à propos du remaniement ministériel. Kaïs Saïed est clairement en train de dépasser ses prérogatives et de violer la constitution en s'attribuant des prérogatives et un pouvoir qu'il n'a pas. Pourtant, cela ne provoque pas le tollé adéquat car cette image de président « populaire » atténue l'impression de gravité de ses actes. Quand Béji Caïd Essebsi s'était approché des lignes rouges tracées par la constitution, les voix se sont élevées de toutes parts pour le mettre en garde et lui signifier quelles étaient ses prérogatives. Avec Kaïs Saïed, on fait du relativisme et on imagine qu'il ne faudrait surtout pas froisser les millions de personnes qui le soutiendraient. Pour des calculs politiciens ponctuels, nous mettons en place un précédent dangereux qui pourrait être l'un des fondements d'une nouvelle dictature. Le président de la République s'est arrogé le droit de défendre la constitution et de l'interpréter à sa guise. Aujourd'hui, il en fait ce qu'il veut, dans le but de servir son dessein politique, et cela avec la complicité de ceux qui ciblent Hichem Mechichi et les partis qui le soutiennent. C'est un jeu extrêmement dangereux auquel s'adonne le président. Les pires dictateurs se croyaient démocrates.
Kaïs Saïed s'est mis en tête de s'attaquer à Hichem Mechichi et aux partis qui forment son « coussin ». Quelle que soit l'issue du problème actuel, le président en sortira gagnant, par la démission de Hichem Mechichi ou par la dissolution de l'Assemblée. Mais tous les observateurs avisés s'accordent à dire qu'il ne s'agit là que d'un épisode dans une longue série. Cette fois, le prétexte était constitutionnel, demain ce sera autre chose. D'ailleurs, quelle que soit la résolution de la crise actuelle, il est difficile d'imaginer Hichem Mechichi et Kaïs Saïed travailler ensemble dans l'harmonie et l'entente. Et c'est ainsi, que le président de la République aura braconné des prérogatives qu'il n'a pas.