Mardi 1er juin 2021, décès du penseur tunisien Hichem Djaït. Du grand Hichem Djaït. Dans les pays qui se respectent et respectent leurs penseurs, quand un grand homme de cet acabit meurt, on lui organise des funérailles nationales. Généralement, les chefs d'Etat se déplacent à ses funérailles pour lui rendre un dernier hommage. Chez nous, cela fait un bail que l'on ne respecte plus nos penseurs et notre élite. Depuis la révolution de la dignité, on a décidé que les citoyens lambda et les grands penseurs et intellectuels sont égaux. Ils sont tous pareils, « wled 9 » (enfants de neuf mois). Qu'il n'y avait plus de grands hommes. Place aux nouveaux apparatchiks que sont Rached Khiari, Fayçal Tebbini, Seïf Eddine Makhlouf, Abir Moussi, et tous ceux qui font la une des médias… Un pays qui ne respecte pas ses penseurs est un pays qui périclite. Un pays où la racaille est audible, alors que ses intellectuels sont enterrés dans l'indifférence, est un pays qui n'a pas d'avenir. Un pays où les consommateurs se croient plus intelligents que les créateurs est un pays qui meurt. Un pays où les moins que rien injurient ceux qui font bouger les lignes est un pays voué à la disparition. Ce pays s'appelle la Tunisie de 2021. Qui parmi les hauts représentants de l'Etat était présent à l'enterrement : Rached Ghannouchi ! Qui est cet homme politique qui a eu un comportement d'homme politiquement responsable et reconnaissant des hommes qui ont fait ce pays ? Rached Ghannouchi ! Voilà où on en est ! Rached Ghannouchi, l'islamiste, le méprisé, le dénigré, celui qu'on traite de terroriste, a montré qu'il est plus patriote que les hommes politiques laïcs, républicains et de gauche ! Plus patriote que tous ceux qui crient sur tous les toits qu'ils sont patriotes-nés. On peut gloser jusqu'au matin et remettre en doute la sincérité de Rached Ghannouchi autant qu'on veut, les faits sont là. L'islamiste a été présent à l'enterrement du penseur et pas les autres ! Hichem Mechichi, chef du gouvernement, aurait dû être présent, comme il l'a été à l'enterrement de l'islamiste française d'origine tunisienne, Mehrezia Laâbidi. Kaïs Saïed, président de la République, aurait dû être présent à l'enterrement, comme il l'a été, quelques jours plus tôt, à celui d'Ahmed Mestiri ! Sauf que l'on ne peut pas soupçonner Mechichi d'être un brin intellectuel pour comprendre qui c'est Hichem Djaït. Et il est à craindre que les rumeurs faisant valoir le régionalisme prononcé de Kaïs Saïed à l'encontre des penseurs tunisois, soient bel et bien réelles.
La semaine dernière, Hichem Mechichi est allé quémander de l'argent aux Qataris. Cette semaine, c'était au tour de Kaïs Saïed de faire la manche. Il est allé à Bruxelles et il a demandé aux Européens de rééchelonner les dettes tunisiennes ou de les convertir en investissements. On continue le délire, on développe l'indignité. Bon à rappeler, toutes les dettes ont été souscrites après la révolution de la dignité. Toutes les dettes ont servi au train de vie onéreux de l'Etat. Aucune des dettes souscrites après 2011 n'a servi au développement et aux générations futures. Au lieu de trouver des solutions locales pour honorer nos engagements, au lieu de pousser les gens à travailler, de renvoyer les travailleurs fictifs, de pousser à ce que la production de phosphate et de pétrole retrouve son niveau de 2010, au lieu de tout cela, on préfère quémander de l'argent et hypothéquer nos enfants. Kaïs Saïed qui fait la manche à Bruxelles n'aurait pas mieux fait, depuis son palais de Carthage, de proposer des lois utiles à la croissance du pays ? N'aurait-il pas mieux fait de proposer des solutions à la crise gouvernementale qu'il a lui-même créée et au blocage de la cour constitutionnelle qu'il a lui-même provoqué ? Au lieu de dire aux Européens donnez-nous, ne vaudrait-il pas mieux de dire à nos exportateurs, produisez davantage et je serai là pour que Bruxelles facilite votre tâche ? Qu'est-ce qui est plus facile à obtenir, un rééchelonnement de crédit ou des facilités pour nos hommes d'affaires créateurs d'emplois et de richesses ? Le fait est là, cela fait plus d'un an et demi que Kaïs Saïed est au palais de Carthage et en un an et demi, il n'a toujours pas pondu un seul projet de loi. En un an et demi, il n'a fait que poser des problèmes, jamais de solutions. En un an et demi, il n'a fait que du verbiage. En un an et demi, il n'a fait que porter plainte (sans suite) contre le député islamiste radical Rached Khiari et une autre contre le blogueur Slim Jebali, jeté en prison par la justice militaire parce qu'il a osé critiquer violemment le président de la République dans l'un de ses écrits.
Samedi 5 juin, l'avocate, députée et présidente du Parti destourien libre (PDL) Abir Moussi a organisé une manifestation suivie d'un sit-in à la place du Bardo où se trouve le Parlement. Elle revendique deux choses, le départ de Hichem Mechichi et le départ de Rached Ghannouchi. Il y a un peu plus de deux mois, j'ai publié une chronique intitulée « Si elle continue comme cela, Abir finira par tuer Moussi ». C'était le 22 mars. Nous sommes en juin et on sonne déjà le tocsin. Abir est à bout. Physiquement déjà puisqu'elle n'a pas pu résister 24 heures à la chaleur estivale. Quand on annonce un sit-in madame, on le prépare ! Elle a montré, samedi, qu'elle n'est pas démocrate et qu'elle ne connait rien aux principes de la démocratie. Cela fait des mois que ses détracteurs disent qu'elle n'est pas démocrate, mais on réussissait toujours à lui trouver des excuses pour justifier ses actes. Là, on ne lui trouve plus d'excuses, Abir Moussi a perdu la plus importante des batailles, la bataille de l'image. Quelques extraits de ce que j'écrivais en mars : « A un moment, il faudra qu'elle cesse de se donner en spectacle et de faire du spectacle pour que sa juste cause demeure digne d'intérêt et ne soit pas banalisée. Abir Moussi a besoin de souffle et de longue haleine. Elle a besoin d'élargir le cercle de ses soutiens et de ses amis. Or ce que l'on voit aujourd'hui, c'est que dans sa guerre (juste) contre les islamistes, Abir Moussi est en train de s'épuiser et d'épuiser ses soutiens. Peut-être qu'elle est une dame de fer, mais le public tunisien qu'elle est appelée à séduire n'est pas de fer. Peut-être qu'elle est forte, mais ses soutiens ne sont pas aussi forts. A force de lives, de cris, de mégaphone, de bagarres, de différends, de malentendus, Abir Moussi est en train de banaliser sa cause et d'offrir des cadeaux à ses adversaires. De victime, elle se transforme en agresseur. Au moins en perception. En politique, elle est sans savoir que la perception est plus importante que le fait lui-même. »
Quelle est la perception aujourd'hui ? Abir Moussi se trimballe au sein de l'assemblée avec un casque à moto. Un homme (ou femme) politique qui se respecte ne fait pas ça. Abir Moussi appelle au départ de Rached Ghannouchi. Or Rached Ghannouchi est élu démocratiquement au poste qu'il occupe. Un.e démocrate n'appelle pas, avec un sit-in, au départ d'un élu. Abir Moussi appelle au départ de Hichem Mechichi. Or Hichem Mechichi a obtenu la confiance de la majorité. Abir Moussi continue à attaquer les médias. Ses aficionados continuent à injurier, avec les pires bassesses, les journalistes. Un.e démocrate respecte le 4ème pouvoir. Un homme (ou femme) politique qui se respecte ne se met JAMAIS à dos les médias. Abir Moussi est assise par terre au milieu de la poussière et des cailloux affaiblie par la chaleur. Un homme (ou femme) politique ne se montre jamais amoindri en public. C'est le b.a.-ba de la communication. Il ne doit jamais susciter la pitié et la compassion. C'est le b.a.-ba de la communication.
Qu'aurait dû faire Abir Moussi pour qu'elle préserve son image, auprès du public tunisien et étranger ? - Cesser de croire que ses aficionados sont le peuple tunisien. Concrètement, Abir Moussi n'a que 190.000 électeurs aux législatives (6,6%) et 135.000 électeurs à la présidentielle (4,02%). S'il est vrai qu'elle caracole actuellement aux sondages, il est également vrai que ces mêmes sondages font valoir qu'elle est en train de régresser (de 37% à 34%) et que 63% des sondés sont encore indécis. - Cesser de s'attaquer aux médias, car il faut être politiquement idiot pour dénigrer gratuitement les journalistes qui ne font que leur travail et qui sont libres de soutenir qui ils veulent et d'inviter qui ils veulent. L'ère de la Pravda, de L'Action et du Renouveau est révolue. Les médias tunisiens de 2021 font de l'information et non de la propagande. En termes de perception, c'est néfaste, car si Abir Moussi a été incapable de convaincre quelques médias de la justesse de sa cause, qu'en sera-t-il quand il s'agira de convaincre le grand public de voter pour elle et de convaincre les partenaires internationaux de croire en la Tunisie. Elle se leurre si elle pense qu'elle peut gagner la bataille avec les seuls réseaux sociaux. Donald Trump et Moncef Marzouki ont également cru cela. Il n'y a aucun homme (ou femme) politique sensé.e au monde qui croit pouvoir réussir ses batailles sans médias, AUCUN. - Remplacer son porte-chapeau par des porte-drapeaux, car jusque là on ne voit qu'elle pour représenter le PDL. Il est temps, grand temps, qu'elle désigne des personnes pour représenter le parti dans les différentes manifestations et les différents médias. Un parti dont la seule figure publique s'appelle Abir Moussi ne peut pas perdurer. Il n'inspire pas confiance. Soit Abir Moussi n'a personne pour la remplacer et c'est un drame puisque ce parti donne l'image d'être vide de compétences ; soit elle veut occuper tout l'espace et c'est un drame puisque ce parti donne l'image d'être totalitaire. - Cesser de faire le clown avec ses casques de moto, ses gilets pare-balles, son mégaphone et ses tenues militaires. Ça plait à quelques esprits vides, mais ça suscite le mépris et le dégoût de ceux qui ont de l'esprit. A moins qu'elle ne cherche à plaire qu'aux personnes vides… - Cesser de demander le départ de Rached Ghannouchi bêtement. Car pour déloger le président de l'assemblée démocratiquement élu, il faut avoir d'abord une majorité parlementaire (ce qu'elle n'a pas) et proposer un président à la place (ce qu'elle n'a jamais proposé). Abir Moussi peut convaincre ses aficionados de sa sincérité, mais elle ne peut pas convaincre les observateurs avisés, car ce qu'elle raconte s'apparente à de l'idiotie politique. - Cesser de demander le départ de Hichem Mechichi bêtement, car elle ne propose pas d'alternative non plus. Car pour déloger le chef du gouvernement démocratiquement nommé, il faut avoir d'abord une majorité parlementaire (ce qu'elle n'a pas) et proposer un autre à la place (Art 97 de la constitution). La constitution tunisienne est claire à ce sujet, on doit dans la même séance limoger l'un et le remplacer par un autre. On va être généreux et on va supposer que Abir Moussi a réussi à obtenir le départ de Hichem Mechichi et à lui trouver un successeur, parmi les siens. Comment va-t-elle réunir les 109 voix nécessaires à cette succession ? -Cesser de collectionner les ennemis et faire de telle sorte d'avoir des alliés au sein de l'assemblée, car c'est vital en politique. Elle ne peut pas avancer d'un iota, elle ne peut pas faire accepter ses propositions de loi, elle ne peut pas convaincre de la justesse de ses réserves, sans alliés. A l'assemblée, Abir Moussi n'a que des ennemis et ceci est anormal. C'est le b.a.-ba de la politique que d'avoir des alliés sur qui compter pour faire passer ses réformes. Si Abir Moussi se met à dos les médias et les partis politiques et ne compte que sur les quelques milliers (ou dizaines de milliers) qui la soutiennent, elle ne peut en aucun cas partir loin. Cela a beau paraitre comme une évidence, Abir Moussi refuse de voir cela. - Être constructif avec des propositions concrètes pour résoudre tel ou autre problème social, économique, culturel, financier… et non destructeur cherchant toujours à casser X ou Y. Or on n'entend Abir que pour dénoncer, jamais pour proposer. On ne l'a même pas entendu au décès de Hichem Djaït ! Ceci plait à quelques esprits vides, mais ça suscite la méfiance et le désintérêt de ceux qui ont de l'esprit et savent comment les gouvernements et les Etats se dirigent.
Comme Abir Moussi fait l'exact contraire de ce que font en général les politiques avisés, comme elle s'entête à croire qu'elle a raison envers et contre tous, comme elle est grisée par les chiffres des sondages et par les vivats de ses fans, comme elle n'écoute pas les critiques et n'a d'oreille que pour les bravos, Abir Moussi s'est emprisonnée elle-même dans une tour d'ivoire. Elle s'est condamnée elle-même à disparaitre avec sa piètre image d'une clown portant un casque de moto, elle a sali elle-même son image avec sa tenue militaire assise par terre affaiblie, elle s'est privée d'elle-même des éventuels soutiens médiatiques nécessaires et inévitables pour faire passer et mettre en valeur ses messages. Tout ceci est bien dommage, car Abir Moussi est bien partie et a été une des plus courageuses pour affronter la piovra islamiste depuis 2011. Par populisme, par bêtise, par étroitesse d'esprit, par manque d'humilité, elle a implosé en plein vol.