Entre le marteau de l'islam politique et l'enclume d'une dérive autoritaire, la trajectoire que la Tunisie va prendre dépendra du forgeron. Le Président tunisien, Kaïs Saïed, élu le 13 octobre 2019 avec près de 73% des suffrages pour faire barrage à son opposant Nabil Karoui, que beaucoup percevaient comme pas très honnête, a décidé le 25 juillet dernier de prendre les pleins pouvoirs, en s'appuyant sur sa propre lecture de l'article 80 de la nouvelle constitution de la jeune démocratie tunisienne. Il gèle l'activité du parlement qu'il accuse d'être inefficace. Il lève l'immunité des députés, derrière laquelle certains élus se refugieraient pour faire prospérer leurs petits commerces de corruption nous dit-il. Il limoge son chef de gouvernement qui aurait vendu son âme à l'islam politique. Et enfin il se nomme procureur général pour poursuivre tous ceux qui pillent le peuple assène-t-il.
En 2011, la pauvreté et la précarité avaient un coupable tout désigné, l'entourage du despote déchu. Ben Ali, a été victime notamment de son laisser-faire à l'égard de sa belle-famille, les Trabelsi qui avaient fait table rase sur l'économie du pays par le jeu de la corruption, des passe-droits, en s'appuyant sur un état qui était devenu de droit familial. Pour être dans le train de l'inclusivité, il fallait les servir. Dix ans plus tard, la même précarité et la même pauvreté subsistent avec en plus un contexte sanitaire dramatique, une ambiance sécuritaire anxiogène, un climat politique délétère. Il faut designer un coupable. Pour certains le fauteur sera l'islam politique, qui a brillé par son incompétence à chacun de ses passages au pouvoir et par son projet sociétal d'un autre âge qui ne brille pas, car caché. Pour d'autres, c'est le système qui est vicié, des entrepreneurs à l'administration, tous sont coupables, mis dans le même panier qu'est celui du populisme. Pour la plupart, la démocratie s'est montrée inefficace ; le pouvoir qu'il soit démocratique ou autoritaire, ce pouvoir corrompt. Du despote responsable en 2011, c'est désormais jusqu'au voisin que les accusations se portent. La société se fracture, la lutte des classes se cristallise. A ceci près qu'en plus d'être sociales, elles deviennent régionales, morales, religieuses et même corporatistes. Chacun est le pointé du doigt de quelqu'un. Et personne ne regarde la lune.
Le Président, hors parti, hors système, dans son allocution du 25 juillet incarne la synthèse de ces constats. La messe est ainsi dite. Le soir même, les Tunisiens se retrouvent dans la rue pour fêter ce qu'ils pensent être la fin d'une récréation dans laquelle le plus grand nombre ne jouait pas. Le gel de la séparation des pouvoirs vaut bien une liesse. Plus d'un mois et demi après, les promesses se traduisent par des interdictions administratives de voyages de tous ceux qui pourraient être chef de quelque chose, par des mises en résidence surveillée administrative sans autres formes d'accusations publiques que celle de la rumeur. Certains sont convoqués par la police judiciaire mais ne s'y rendent pas, d'autres par la justice militaire mais ne s'y rendent pas plus. Quelques-uns sont bruyamment arrêtés. Les intentions deviennent légions. Laquelle légion barricade le parlement gelé pour éviter que les parlementaires n'y siègent et que le pays ne se retrouve dans une impasse de gouvernance où les décisions du Président ne sont pas appliquées. L'armée sous la tutelle de la présidence de la République et légitimiste en Tunisie n'a pas pris le pouvoir, elle protège celui constitutionnel de son chef suprême.
De coup d'Etat porté aux institutions à coup d'épée donné dans l'eau, tous ou presque en assument le coût démocratique, un petit nombre vont même jusqu'à le souhaiter. Pour éviter le déshonneur d'institutions en panne, on préfère la guerre contre un ennemi dont chacun a sa propre définition. Avec le risque de finir par avoir les deux. D'une lune de miel, il faut atterrir. Le Président qui convole en justes noces avec le peuple n'échappera pas à la règle, et bientôt il faudra revenir au quotidien. Règnera-t-il sur sa maison de façon coercitive, en imposant un calme par la force, lui-même fort de sa légitimité par les urnes ? Ou redessinera-t-il les contours de la constitution pour rendre plus efficient l'exercice du pouvoir séparé entre lui, son chef du gouvernement, ses gouverneurs dans les régions et ses maires dans les villes qui se partagent tout l'exécutif, le parlement et les conseils municipaux qui font la loi, et le judiciaire qui en assure l'application ?
Quelle que soit l'option choisie, de la plus noble à la moins avouable, le fait est qu'une nouvelle fois le peuple est plein d'attentes qui n'ont que trop attendues, et qu'il n'y a rien de pire que la frustration que provoque le réveil d'un songe qu'on croyait réalité. Le fait est que les partenaires financiers sont toujours assis à la table des négociations, et attendent avec impatience, loin des agitations politiques, que l'Etat quel qu'il soit, s'engage dans la bonne gouvernance, dans la bonne gestion pour, de leur côté, libérer de quoi notamment payer les salaires et charges dudit Etat. Il ne suffit pas d'être élu par le suffrage universel, lors d'un scrutin libre et transparent pour prétendre être un Etat démocratique. Encore faut-il que ce pouvoir s'exerce en conformité avec les règles qui la régissent, lesquelles règles doivent prévoir une séparation des pouvoirs qui se contrôlent, quelques institutions indépendantes, et un quatrième pouvoir, la presse, libre, indépendante, responsable et efficiente.
Au 25 juillet, force était de constater que les pouvoirs ne se contrôlaient plus mais s'annihilaient, l'efficacité de gouvernance était au service exclusif de l'immobilisme, les partis au pouvoir ne cherchaient qu'à y rester tandis que l'opposition s'opposait à coup de vidéos en live. La violence verbale de mise au parlement glissait lamentablement vers une violence physique, sous le regard oisif d'un exécutif dont le chef se prélassait les week-end sur le transat d'un palace tunisien. Le peuple, asphyxié par un Covid tueur et des politiques assassins, n'en pouvait plus d'étouffer de l'injustice sous toutes ses formes, qu'elles soient économiques, sociales, régionales et même de santé. Les mots inclusif et solidarité étaient devenus de vagues concepts dont chacun connaissait le sens, mais dont tous ont oublié jusqu'à l'existence.
Il fallait un coup. Il est désormais urgent et nécessaire qu'il soit d'arrêt sur ces constats, et d'accélérateur sur ses remèdes. Il faut faire vite car tout finit par s'éroder, la patience, l'espoir et même les sondages d'opinions. En d'autres temps, sous des cieux siciliens, Giuseppe Tomasi Di Lampedusa éponyme d'une île autrefois tunisienne, écrivait dans le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne bouge ». Où Kaïs Saïed fera atterrir la Tunisie ? A cette réponse, on saura si la démocratie a encore un sens institutionnel. On saura s'il est bien compris que le seul but de la démocratie est de servir l'intérêt général contre les calculs individuels de chacun. Le salut ne viendra que de cette démocratie-là, la seule qui vaille.
C'est la fin de la semaine, c'est la fin de ce trip, vous pouvez éteindre vos smartphones.