Chronique, éditorial, quel que soit le nom des lignes écrites, la responsabilité dans la rédaction d'un texte d'opinion est lourde. Et bienheureux celui qui, en dehors des réseaux sociaux et des stratégies politiciennes, arrive à une opinion tranchée et définitive sur les soubresauts que traverse la Tunisie. Coup d'Etat, coup de force, coup de pied, coup de bluff ou coup pour rien, tous s'accordent sur le fait qu'il s'agit d'un coup. Porté par une épée qui, à l'instar de celle de Damoclès, tient au fil ténu de la démocratie pour ne pas s'abattre de façon autoritaire sur les espoirs d'un peuple. Porté contre qui, pour quoi, les deux questions sont là. Les faits en Tunisie sont que la gouvernance est inefficace depuis trop d'années. Certains en posent le point de départ à janvier 2011, la révolution tunisienne, oubliant par là même que c'est une gouvernance inefficiente qui a poussé au soulèvement populaire de ce qu'on a appelé le printemps arabe. En démarrant une moisson en plein mois de janvier, il ne fallait pas s'étonner que la récolte soit mauvaise. L'Histoire se fait écrire par les historiens, la presse la commente, et les politiques la réécrivent. Contentons-nous donc des faits.
Brisons la glace. Ennahdha. Le parti islamiste qui, même s'il n'a pas été systématiquement au pouvoir depuis 2011, en tire les ficelles depuis cette date. Personne n'est dupe, à commencer par le peuple. C'est ainsi qu'au fil des élections successives, ce parti est passé de 37% des suffrages en 2011, à 19% en 2019. Comment les 81% qui n'ont pas voté pour eux, peuvent-ils ne pas être frustrés de les voir sur la photo de la gouvernance après un scrutin où ils pensaient l'avoir cantonné à l'opposition. La faute à la constitution, diront les observateurs, et au mode de scrutin avanceront les analystes. Le balancier démocratique nécessaire après tant d'années de despotisme a amené nos constituants à rédiger un texte qui dilue le pouvoir, et donc les responsabilités. Sous couvert de démocratie, les islamistes ont poussé à un système du plus jamais ça. Avec le pari gagnant qu'ils seront les seuls à aller aux élections, disciplinés, comme un seul homme. Et sans être majoritaire, ils seront en tout état de cause premier, donc à la manœuvre. Nous avons donc un système institutionnalisé en Tunisie, qui a instauré une dictature d'une minorité organisée, contre une majorité disloquée. Peut-être convient-il de se demander si le premier coup d'Etat n'est pas là. Car qu'est-ce qu'autre qu'un coup d'Etat le fait de gouverner quand on ne représente que 19% des électeurs. L'essence de la démocratie est que la majorité décide, de façon plus ou moins seule en fonction des régimes politiques, mais la majorité décide.
Le second fait est que l'exécutif a la pouvoir exécutif et que le législatif a le pouvoir législatif, en plus d'une autorité judiciaire qui doit être indépendante. La séparation entre ces trois composantes de la gouvernance garantie que chacun est responsable devant l'autre. Or depuis 2014, force est de constater que le pouvoir a glissé pour se concentrer quasi exclusivement sur le Parlement qui fait la pluie et le beau temps sur l'exécutif bicéphale. La première tête, le président de la République, sans pouvoir ou à peine, possède la légitimé de son élection au suffrage universel. Dans l'équilibre des pouvoirs, elle ne lui sert pas à grand-chose, faute de pouvoirs. La seconde tête est le gouvernement et son chef. Leur légitimité vient de la confiance accordée par l'assemblée. Le chef du gouvernement a des pouvoirs réels, mais il doit sa vie et sa survie au pouvoir législatif. En termes d'équilibre des forces et de séparation des pouvoirs, ça se pose là. L'exécutif est donc soit sous perfusion vitale du Parlement, soit sans pouvoir.
Quant au pouvoir judiciaire, même si dans sa grande majorité il est intègre et indépendant, quelques brebis égarées, galeuses diront les plus durs, ont réussi à neutraliser toute la machine à dire le droit qui, par ailleurs, manque si cruellement de moyens qu'elle en est devenue sinon inopérante, en tout cas fortement entravée dans son fonctionnement. L'expérience de Bhiri à la tête du ministère de la Justice de 2011 à 2013 a fini de sceller le sort de son indépendance. Un Etat où une minorité gouverne, Ennahdha avec ses 19%, où l'exécutif est sous l'autorité du pouvoir législatif qui le met et démet à volonté et le tient sous sa coupe en tout état de cause, un pouvoir judiciaire qui aimerait bien faire, mais est entravé par un petit nombre, une minorité, elle-même inféodée à cette minorité qui gouverne, voilà l'Etat dont on parle pour savoir si Kaïs Saïed lui a porté un coup. François Mitterrand avait écrit : « Le Coup d'Etat permanent » pour dénoncer l'exercice très personnel du pouvoir par le général de Gaulle et que permettait les institutions. Nos institutions tunisiennes, issues de la constitution de 2014 permettent le même coup d'Etat avec la même permanence, par l'exercice du pouvoir d'un Parlement, coordonné par une minorité disciplinée, contre une majorité aussi inefficace que vociférant.
En gelant le Parlement, en limogeant le chef du gouvernement et certains de ses ministres, et voulant prendre la direction du parquet, Kaïs Saïed n'a fait que transférer officiellement entre ses mains, ce qu'une minorité exerçait officieusement depuis quelques années. On peut s'en émouvoir, mais on ne peut pas prétendre que c'est la fin de quelque chose, quand ce quelque chose, passe d'une main à une autre. Et non de plusieurs mains à une seule main. Ce n'est pas Ennahdha qui a réussi à grignoter les pouvoirs les uns après les autres, ce n'est pas Kaïs Saïed qui a réussi à prendre ce qu'Ennahdha voulait confisquer, c'est cette grande majorité politique qui a échoué à protéger nos institutions, à porter la voix des 80% d'électeurs, à coordonner ses actions pour faire valoir un projet sociétal inclusif et solidaire. Ils ont passé le plus clair de leur temps à courir après la part minuscule que leur a octroyé Ennahdha d'un gâteau dont il a gardé les meilleurs et les plus gros morceaux. Et cette majorité, gourmande et assoiffée de sucre, s'est précipitée sur ces miettes, comme des chiens se jettent sur un os, prêts à s'entretuer pour en avoir le plus gros bout, pendant que celui qui l'a jeté déguste avec délice pas moins qu'un gigot.
Kaïs Saïed a fait un coup contre ce coup d'Etat que Mitterrand aurait appelé permanent. Il a officialisé entre ses mains ce qu'Ennahdha possédait sans efficacité ni résultat entre les siennes grâce à sa mainmise sur le Parlement. Pour en faire quoi, telle est la vraie question. L'Histoire nous le dira, pour le moment, il convient d'espérer, et d'être vigilant, pour éviter que cette fois-ci encore, ça ne serve qu'à un petit nombre, dévoué à des intérêts particuliers.
C'est la fin de la semaine, c'est la fin de ce trip, vous pouvez éteindre vos smartphones, que dis-je, les jeter, pour paraphraser une cardiologue célèbre.