L'ingérence dans la justice, dans sa définition basique, est le fait de donner un ordre direct à un juge pour le contraindre, d'une manière ou d'une autre, à prononcer telle ou telle sentence. Ce procédé a été largement utilisé en Tunisie pour faire condamner des opposants politiques ou même de simples agitateurs. Le président de la République, Kaïs Saïed, porte le concept à un niveau inédit et met toute la corporation et la Tunisie devant un questionnement délicat : Est-ce que mettre en place une loi, par voie de simple décret présidentiel, incontestable devant n'importe quelle juridiction, pour « réformer » le Conseil supérieur de la magistrature, peut être considéré comme une ingérence dans la justice ? Ce qui est sûr, c'est que l'ultra-président Kaïs Saïed s'en défend mordicus et répète à l'envi qu'il ne compte pas faire pression sur les juges. Mais il répète aussi, plus souvent, qu'il n'est pas du tout satisfait du rendement de la justice en Tunisie. Il ne rate aucune occasion pour faire étalage des échecs de cette justice. Une fois il évoque des juges corrompus qui détiendraient des fortunes, une autre fois il parle d'une affaire qu'il considère comme « normale » qui n'a été jugée qu'au bout de dix-sept ans de procédure. Ceux qui n'avaient pas donné d'importance à ses mises en garde répétées, du moins au niveau politique, sont aujourd'hui à Montplaisir en train de s'en mordre les doigts. Donc, faire régner cette atmosphère sur toute une corporation, faire semblant d'ignorer ses maigres réalisations comme le gel d'un juge comme Taïeb Rached et d'un procureur comme Béchir Akremi, ne peut-il pas être considéré comme une ingérence dans la justice ? Une chose est sûre, la pression exercée par le président de la République sur les juges ne serait pas aussi forte si la justice avait émis les bonnes sentences aux bons moments. Kaïs Saïed évoque sans cesse le rapport de la cour des comptes sur les élections de 2019. Un rapport publié le 10 novembre 2020, soit il y a près d'un an, qui est devenu soudain une brûlante priorité pour le chef de l'Etat. Il s'interroge aujourd'hui sur le fait que la justice pénale n'ait pas emboité le pas à la cour des comptes pour faire condamner ses opposants politiques, en toute légalité évidemment. Il ne s'agit aucunement de réformer la justice, de raccourcir les délais de traitement des affaires ni même de faire appliquer ne serait-ce qu'une seule des recommandations de la cour des comptes comme le fait de créer une chambre de mises en accusation spécialisée dans la chose électorale. Il s'agit seulement de faire condamner le maximum de partis politiques pour démontrer, un jugement à la main, que le parlement était composé d'escrocs et qu'il a eu raison de le geler. La justice en tant que secteur, les conditions dans lesquelles les juges exercent, le fait qu'ils puissent faire l'objet de pressions ou de chantage n'intéresse nullement le patron de l'exécutif. Il est même prêt, pour étayer son propos, à faire appel à un rapport du département américain de la justice, largement repris par les médias tunisiens depuis des mois. Un rapport provenant de ces mêmes autorités américaines qu'il accusait d'ingérence il y a quelques semaines et dont il a même convoqué l'ambassadeur.
Du fait de son inexpérience, Kaïs Saïed s'est heurté à une réalité : le temps politique n'est pas le temps judiciaire. Face aux pressions, notamment extérieures, il se trouve dans l'obligation de renouveler une légitimité que ses actes ont du mal à soutenir. Il faut qu'il puisse justifier, encore, du coup d'Etat qu'il a commis en démontrant qu'il a le droit et la justice de son côté. Si une majorité de partis représentés au parlement se trouvent condamnés pour financement illégal ou pour d'autres délits électoraux, il pourra brandir leur scalp et prétendre avoir « épuré » la scène politique. Ce n'est certainement pas sur le social ou l'économique qu'il pourra prétendre faire de même. Par conséquent, le rapport de la cour des comptes sur les élections de 2019 est invoqué comme le Saint Graal et peut servir de base pour réaliser ce dessein. En soit, c'est une bonne chose que de faire suivre les rapports de la cour des comptes par des actes judiciaires. Encore faut-il que le président de la République n'exerce pas une telle pression sur la justice et adhère au fait que les accusés peuvent se pourvoir en appel. Il tente, coûte que coûte, de faire coller le calendrier judiciaire à son agenda politique même si cela passe par de graves entorses.
On peut supposer que le présidentissime Kaïs Saïed tient en haute estime les valeurs de justice et d'équité. Mais il n'a absolument aucun respect pour la justice tunisienne telle qu'elle est aujourd'hui. Il n'a eu aucun scrupule à dissoudre, d'une simple signature, l'instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois. Provisoire, oui, frileuse, c'est vrai, mais institution juridique quand même. Il n'a pas hésité non plus, à mettre au chômage technique le tribunal administratif, comme l'ont expliqué plusieurs juges dont Raoudha Karafi. Un acte inédit depuis que l'Etat tunisien existe. En réalité, Kaïs Saïed ne se soucie pas de justice, mais il veut voir sa justice appliquée à la lettre. Lui qui est habitué à décerner, tout seul, les trophées de la corruption ou de l'intégrité a du mal avec cette machine compliquée et lente qu'est la justice tunisienne. Non pas que celle-ci soit parfaite ou ne nécessite pas de réformes, mais il est certain que Kaïs Saïed ne s'y prend pas correctement. Il a ce chic notre président : poser les bonnes questions en y apportant les plus mauvaises réponses.