Etrange compréhension de la notion de dialogue que celle du président de notre République, Kaïs Saïed. Depuis vendredi dernier, toute la classe politico-médiatique ne parle que de cette commission consultative censée organiser une espèce de dialogue national dans lequel il y aurait les organisations nationales d'un côté, et des professeurs de droit de l'autre. Le tout devrait être mixé pour sortir un projet de constitution qui serait, ensuite, soumis au président, qui en fera ce qu'il voudra. Mais ce que peu de personnes ont retenu, c'est que le dialogue est organisé par un décret présidentiel. Une invitation ou plutôt une convocation au dialogue faite par la force de la loi. Evidemment, il s'agit d'un décret que le président a écrit dans un coin, sans consulter qui que ce soit et sans prendre l'avis de qui que ce soit. Il pensait sûrement que ses prérogatives pharaoniques seraient suffisantes pour obliger les organisations et les personnes mentionnées dans le décret à accourir témoigner allégeance au président. Il n'en fût pas ainsi, au moins pour l'UGTT et pour les doyens des facultés. Car pour les autres, la seule chose qui aurait pu entraver leur course vers Carthage est le fait que leurs pantalons étaient déjà à leurs chevilles.
Mais indépendamment des péripéties consécutives à la parution de ce décret, il est intéressant de s'arrêter une minute sur la démarche. Car en vérité, le seul intérêt réel de ce décret est qu'il nous informe sur le mode de pensée de son rédacteur. En fait, Kaïs Saïed ne voit pas le dialogue comme une démarche pacifique, limite amicale, qui vise à unir les sensibilités et les organisations autour du noble objectif de sauver le pays. Il voit plutôt cela comme une occasion de plus de montrer qu'il est le président, comme les petits chefs qui pullulent dans les bureaux. Il formalise tout cela en émettant un décret ridicule dont le seul objectif est de rappeler sa suprématie et de souligner le fait qu'il fait la loi dans le pays. Convoquer un dialogue par la force de la loi montre à quel point ce président est isolé et à quel point il est incapable de prendre son téléphone et d'au moins avoir la courtoisie de prévenir les personnes et les organisations mentionnées dans son décret. Un simple coup de fil avant la publication du décret lui aurait évité de se prendre en plein visage le refus des doyens des facultés de droit. Un simple coup de fil aurait suffi pour ne pas se faire publiquement désavouer par l'instance administrative de l'UGTT. Espérons juste que les doyens et l'UGTT ne seront pas poursuivis en justice pour avoir désobéi à un texte de loi les invitant à discuter. Le président de la République a aussi montré ses limites intellectuelles à travers ce décret. Il envisage la constitution comme un simple texte technique que des professeurs de droit, chapeautés par le magnifique Sadok Belaïd, peuvent pondre en à peine un mois. Tout le dialogue antérieur à la mise en place d'un contrat social solide et adopté par tous n'est pas nécessaire aux yeux du présidentissime Kaïs Saïed car lui, détient la vérité. Par ailleurs, l'écriture du texte constitutionnel est, pour lui, séparée de la discussion sur les affaires économiques et sociales, comme si les textes étaient séparés de la réalité de l'état du pays et de ce que veulent les Tunisiens. Même si tout s'était passé comme le président le voulait, on aurait des doyens de facultés qui plancheraient sur le texte parfait, comme cela aurait pu être le cas dans un colloque scientifique ou une conférence d'experts.
La démarche présidentielle basée sur la publication de textes n'est pas nouvelle. Mais cela ne l'empêche pas d'être de plus en plus ridicule. Demain nous pourrions voir un décret interdisant la pauvreté et la baisse du pouvoir d'achat, ou bien une loi criminalisant l'inflation, et pourquoi pas un décret pour dissoudre le FMI ? Ce que les fanatisés de Kaïs Saïed refusent de voir c'est que cette approche par les textes est non seulement ridicule, mais aussi inefficace. Qu'en est-il du décret sur les sociétés citoyennes censées révolutionner le pays ? Il n'y en a aucune aujourd'hui, et c'est tant mieux. Qu'en est-il de la réconciliation pénale avec les hommes d'affaires véreux ? Même la commission censée examiner les dossiers n'a pas encore été constituée. Qu'en est-il du décret sur la lutte contre la spéculation et le monopole ? Les prix ont-ils baissé ? Les patrons de ces activités ont-ils été mis en prison ? Ce décret n'a fait qu'ajouter de la panique et de la peur sur les marchés, ce qui augmente…la spéculation et le monopole. Les fanatisés de Kaïs Saïed vont maintenant s'attaquer à l'UGTT et à ses figures pour les accuser d'avoir participé au chaos provoqué par la dernière décennie, ils vont s'attaquer aux doyens des facultés de droit en essayant de déterrer des choses de leur passé comme ils l'ont fait avec Marouen Abassi, gouverneur de la Banque centrale, après le relèvement du taux directeur. Mais quelle que soit la quantité de bruit qu'ils feront, et de vent qu'ils brasseront, ils ne pourront pas sortir Kaïs Saïed de son isolement.
On ne peut évoquer ce sujet sans une grande pensée, sincèrement émue, à tous ces partis qui ont soutenu le président de la République et qui ont parcouru les plateaux pour justifier ses actes, pour finalement se retrouver exclus du dialogue national. Le chef de l'Etat les regarde avec tellement de mépris qu'il n'a même pas jugé utile de les mentionner dans son décret boiteux et inconsistant. Kaïs Saïed les a superbement ignorés pendant près de neuf mois et cela ne leur a pas servi de leçon. Ils continuent à parcourir les plateaux pour dire qu'ils vont quand même participer au dialogue etc. Mais parions que ce ne sera pas le cas.