Habib Bourguiba avait ses qualités – immenses - et ses défauts. Président démiurge, bâtisseur de la Tunisie moderne, artisan de la sécularisation de la société, il était aussi maladivement narcissique, vaniteux, injuste et parfois mesquin. Il a laissé se développer une fâcheuse tendance au culte de la personnalité qui lui a malheureusement survécu, hier sous Zine El Abidine Ben Ali, et aujourd'hui sous Kaïs Saïed. Son incapacité à penser la démocratie et le naufrage de sa vieillesse ne doivent pas nous amener à sous-estimer la justesse de ses intuitions historiques, et la portée de son héritage politique, aujourd'hui dangereusement menacé. En lecteur averti d'Ibn Khaldoun, Bourguiba était obsédé par la vision cyclique de l'Histoire. Pour lui, l'histoire de l'Ifriqiya et du Maghreb se résumait à une succession de cycles. Elle portait la marque de l'instabilité politique et de la précarité. Aucun empire n'avait duré plus de 4 générations avant de s'effondrer pour laisser place aux démons récurrents de la division et de l'anarchie. C'est cette carence de l'Etat qui était à l'origine de la décadence du Maghreb et qui, bien plus tard, avait rendu possible les colonisations turque et française. Pour Bourguiba, l'édification d'un Etat unitaire, fort et souverain constituait l'aboutissement naturel du combat pour l'indépendance. À ses yeux, l'Etat était la condition de la Réforme, la seule instance à même de donner un contenu réel aux notions de progrès et de civilisation.
Ecrasés par la dimension du personnage, complexés par son ombre tutélaire, ses successeurs, de Zine El Abidine Ben Ali à Kaïs Saïed en passant par Moncef Marzouki, sans oublier le roi sans couronne Rached Ghannouchi, se sont employés à rabaisser, diminuer, détricoter ou annuler son héritage. Ben Ali a donné le ton : il a substitué le culte du 7 novembre aux mythologies fécondes du 20 mars et du 1er juin. Par petites touches d'abord, puis de manière plus ostensible, il a pris ses distances avec la doctrine moderniste bourguibienne en prônant le retour à une « authenticité arabo-musulmane » teintée de traditionalisme religieux. Le Pacte National de 1988, sur lequel les islamistes ont apposé leur signature avec Noureddine Bhiri, exprime les orientations identitaires de « l'Ère Nouvelle ». Toute une série de décisions, en apparence anecdotiques, à commencer par le rétablissement - en 1988 toujours -, de l'observation visuelle du croissant lunaire pour décider du début du mois de Ramadan, s'inscrivent dans cette démarche d'effacement de l'avant-gardisme bourguibien et de la primauté de la raison sur la superstition et « l'esprit théologien ». La dépréciation du statut de la langue française, véhicule de l'ouverture à la civilisation universelle et aux sciences, participe de la même logique du « complexe du roturier » qui habitait Ben Ali…
L'Etat moderne bourguibien, avili par Marzouki, attaqué par Ennahdha
L'élection miraculeuse de Moncef Marzouki à la présidence provisoire de la République, le 13 décembre 2011, a marqué le franchissement d'une étape supplémentaire dans le « révisionnisme anti-bourguibien ». Finis les complexes, place à la vengeance ! Marzouki n'a eu de cesse de convoquer la mémoire des vaincus de l'Histoire : celle Salah Ben Youssef, chantre de l'arabité, celle des fellaghas, celle, plus lointaine, de la Tunisie des steppes et des tribus, symbolisée par le combat perdu d'Ali Ben Ghedahem contre l'absolutisme beylical et l'Etat central, en 1864. Il a inauguré sa présidence en se présentant vêtu d'un burnous et en théorisant son refus de porter la cravate, qu'il assimilait à un symbole de l'aliénation post-coloniale. Une manière de faire passer Bourguiba et ses disciples, viscéralement attachés au prestige de l'Etat, pour des « valets de l'Occident ». Un contresens absolu quand on sait que ces derniers avaient le nationalisme chevillé au corps et que le combat pour l'indépendance a été le moteur de leur engagement en politique ! En s'affichant au Palais de Carthage en compagnie de prédicateurs salafistes et de voyous issus des Ligues de Protection de la Révolution, Marzouki croyait prendre sa revanche et souiller la postérité de Bourguiba. L'Histoire, jamais avare en ironies, voudra qu'il soit remplacé à Carthage par Béji Caïd Essebsi, le dernier disciple vivant du Combattant suprême, son antithèse absolue.
Les pitreries excentriques de Marzouki ont fait honte aux Tunisiens et ont avili la fonction de Président et le prestige de l'Etat. Mais elles n'étaient rien comparées au projet rétrograde d'Ennahdha, mis en échec in extremis grâce au sursaut de la société civile tunisienne et à l'intelligence politique de BCE. Majoritaires à la Constituante avec leurs alliés de la troïka, les islamistes ont commencé par livrer une offensive en règle pour saper les fondements de l'Etat bourguibien. Détrictotage de l'article 1er, en introduisant une référence explicite à la charia dans la Constitution, coups de canifs au Code du Statut Personnel, retour sur la suppression des biens habous et sur celle de l'enseignement religieux non contrôlé par l'Etat : les ultras d'Ennahdha ont fait feu de tout bois. Toutes ces tentatives s'inscrivaient dans un projet pensé, cohérent et implacable : démanteler l'Etat réformateur moderne, non pas pour instaurer une théocratie, mais pour restaurer le paradigme de l'Etat traditionnel, gardien de l'identité, de la religion et de l'ordre moral. Elles ont avorté mais ont laissé des traces. Comme un poison lent, s'instillant dans les veines du corps politique et social, le conservatisme a fini par subvertir des pans entiers d'une société déboussolée et en perte de repères.
Le quinquennat de Béji Caïd Essebsi apparaît rétrospectivement comme une parenthèse dans le lent processus de déréliction de l'œuvre et de la mémoire bourguibienne. Disciple revendiqué du Combattant Suprême, BCE a tenté de perpétuer et prolonger son héritage. Comme il l'avait promis, il a organisé le retour de la statue équestre de Bourguiba sur l'avenue qui porte son nom. Il s'est employé, sans toujours y parvenir, à restaurer l'Etat dans son prestige et son autorité, à gommer les excès du parlementarisme, et à réconcilier les Tunisiens. Surtout, il a tenté de reprendre le flambeau du modernisme en proposant d'instaurer l'égalité successorale. Otage d'une coalition contre-nature avec laquelle il était obligé de composer, affaibli par l'âge et par la rivalité avec ses chefs de gouvernement, sa présidence s'est achevée à quelques mois de son terme naturel, le 25 juillet 2019, comme un symbole prémonitoire.
De l'article 1er à l'article 5, quand une ambiguïté chasse l'autre
Mûrement réfléchi, et imposé à la faveur d'un extraordinaire concours de circonstances, le projet de Kaïs Saïed est celui va le plus loin dans la logique de démantèlement de l'héritage bourguibien. Il réhabilite la Constitution de 1959 dans ce qu'elle a de pire, un présidentialisme exacerbé, sans garde-fous, qui ignore superbement la séparation des pouvoirs. Il liquide l'article 1er, formule magique de la modernité tunisienne, respectueuse de l'identité arabo-musulmane sans en être prisonnière, qui émancipait l'Etat de la norme religieuse. Celle-ci revient en force à travers l'article 5 de son projet de Constitution, qui affirme l'appartenance de la Tunisie à la oumma musulmane et assigne à l'Etat la mission d'œuvrer à la réalisation des finalités (maqassid) de l'Islam. Le renversement de perspective est radical. Tout comme l'est le projet de gouvernance par les bases, qui trouve son inspiration dans la Jamahiriya libyenne de Mouammar Kadhafi, à des années-lumière de la tradition politique tunisienne. Et que dire du préambule, mélange d'exaltation révolutionnaire et de falsification historique, qui ne dit mot du mouvement national et mentionne à peine l'héritage du réformisme tunisien ?
Educateur hors-pair, Habib Bourguiba parlait au peuple dans sa langue, l'arabe dialectal. Il plaçait son éloquence au service de la raison et d'un pragmatisme tourné vers l'avenir. Kaïs Saïed entretient aussi ce lien direct avec le peuple, qui est sa plus grande force. Mais, dans l'usage de la langue, comme dans celui des références culturelles et historiques, il se situe aux antipodes du héros du 1er juin. Sa posture s'apparente davantage à celle d'un oulema, qui écrase par la verticalité de son verbe, qu'à celle d'un pédagogue, qui argumente pour convaincre. Sa vision semble définitivement figée dans un passé mythifié.
Bourguiba avait compris la nécessité de concilier nos identités multiples et de partir de notre substrat historique, arabo-musulman, pour entrer dans la modernité. Il avait compris la nécessité de bâtir un Etat fort et souverain, capable d'unifier la Nation et de réformer la société pour la débarrasser de ses archaïsmes. Il avait compris la nécessité de s'ouvrir sur les autres civilisations, pour accélérer le développement économique mais aussi intellectuel. Il avait compris que la femme était l'avenir de l'homme tunisien. Il n'était pas démocrate, mais presque chacune de ses intuitions fondamentales était juste. Et pourtant, tous ses successeurs, à la notable exception de BCE, semblent s'être donnés le mot pour liquider son héritage au lieu de le faire fructifier. Pour saccager son œuvre, alors qu'il aurait suffi de l'adapter aux exigences des temps nouveaux. Etrange et singulière destinée que celle de la Tunisie, décidément ingrate avec ses grands hommes. Au risque de ne pas se relever.
(*) Journaliste et consultant. A publié Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète (Cérès éditions, 2012).