Le propre des dictatures est de faire que l'on se retrouve, au final, à défendre les indéfendables. Défendre des principes tels que la présomption d'innocence, la liberté d'expression ou l'indépendance de la justice nous place face à des dilemmes moraux parfois inextricables.
Ceci a commencé avec Noureddine Bhiri. dirigeant islamiste de la pire espèce, il a grandement participé, en tant qu'ex-ministre de la Justice, à effriter un Etat et à en faire un butin à partager. Et pourtant, son arrestation nous avait posé un véritable cas de conscience tant elle avait bafoué toutes les bases d'une justice indépendante. Devoir défendre l'ancien ministre de la Justice d'Ennahdha, responsable lui-même de la dégradation de la justice tunisienne, relevait du surréaliste.
Ceci a ensuite touché l'ancien président de la République Moncef Marzouki, lorsqu'il avait été condamné à quatre ans de prison ferme sous Kaïs Saïed. On s'est retrouvé à défendre celui qui avait agité devant ses adversaires la menace d'échafauds, celui qui avait porté plainte contre des journalistes et participé à l'élaboration d'un Livre noir avec leurs noms.
Idem aujourd'hui dans le cas Lotfi Abdelli. Artiste au style grossier, aux propos rétrogrades et misogynes, Lotfi Abdelli est à l'image de cette « élite » qui, au lieu de tirer le peuple vers le haut, le plonge dans ses pires travers. On n'a pourtant pas envie de le défendre ni de lui consacrer l'essentiel de nos articles de presse. Mais, tout comme on ne défendait pas Noureddine Bhiri pour sa personne, mais l'impartialité de la justice, ce n'est pas Lotfi Abdelli qu'on défend aujourd'hui, mais la liberté d'expression. Et surtout, pire encore, le danger que l'Etat se transforme en jungle.
La question aujourd'hui, en effet, n'est pas de juger de la qualité du spectacle de Lotfi Abdelli. Je peux le trouver exécrable, et c'est le cas. Mais, mon avis de citoyenne ne compte pas, puisque je n'ai pas payé pour assister à ses spectacles. Si un spectateur paie un ticket pour aller voir Lotfi Abdelli, c'est qu'il a décidé de son propre chef de rire de blagues graveleuses, de doigts d'honneur et de références scatologiques. Obscène et peu fin d'accord, ça reste au spectateur de décider si cet « art » vaut le coup d'être regardé et de placer le curseur où bon lui semble.
Là n'est pas la question aujourd'hui. Le plus important est plutôt de s'interroger sur ce pouvoir conféré aux sécuritaires pour régler leurs comptes. Et c'est là le cœur du débat.
Dénigrés depuis la chute de Ben Ali, les sécuritaires avaient craint, ces dernières années, pour leur aura. Ils avaient réclamé un projet de loi les protégeant davantage dans l'exercice de leurs fonctions. Appelons les choses comme elles sont et disons qu'ils veulent de l'impunité non pas pour protéger le citoyen mais pour s'octroyer les pleins pouvoirs et régler leurs propres comptes. Ce projet de loi avait provoqué des remous et a eu du mal à passer. Les sécuritaires ne s'avouant pas vaincus, ont misé sur des syndicats effrités et bien remontés pour assurer la sale besogne.
Ex-Etat sécuritaire sous Ben Ali, la Tunisie n'a pas encore pansé ses vieilles blessures ni chassé ses vieux démons. Pas question pour les forces de l'ordre de se fondre dans la masse et de s' « aplatir » au service du citoyen. Ceci n'est pas encore entré dans nos mœurs.
Le boycott des spectacles et scènes de théâtre – parce que celui de Abdelli n'est certes pas un cas isolé - n'est que la pointe de l'iceberg. S'ils estiment avoir le pouvoir de constituer une tutelle des mœurs et des opinions politiques de quelqu'un, ils n'hésiteront pas également à s'octroyer le droit de décider quand la loi doit être appliquée et sur qui elle doit l'être.
Ceci est le propre des dictatures, aussi naissantes et déguisées soient-elles. Ceci est aussi le propre d'un Etat faible qui maintient le flou sur les questions essentielles, qui préfère brouiller les questions identitaires et ouvrir des débats stériles que de se pencher sur ce qui est vraiment important. Des institutions solides et une loi appliquée à tous sans distinction…