Le tribunal administratif a décidé de suspendre les décisions de révocation de la majorité des juges prises par le président de la République Kaïs Saïed au début du mois de juin 2022. Sur une liste comprenant 57 noms, une cinquantaine ont vu leurs recours acceptés et pourront désormais reprendre leur travail. Toutefois, reprendre leur travail permettra à ces magistrats de retrouver un salaire, de sortir de la précarité dans laquelle ils ont été brutalement plongés il y a deux mois, mais qui leur rendra leur honneur bafoué ? Qui s'excusera auprès d'eux pour les avoir vilipendés sur les plateaux et pour avoir proféré les pires accusations contre eux ? Parions que les accusateurs de ces magistrats ne feront pas la queue pour présenter leurs excuses. Il s'agit d'un acte qui demande un courage dont ils sont totalement dépourvus. Mais on peut quand même espérer que les chroniqueurs bruyants qui ont fait la campagne du président de la République ou les Zouhair Maghzaoui et Haykel Mekki présenteront des excuses à ces dizaines de magistrats accusés d'être les chefs de la corruption dans la justice.
Mais en réalité, les excuses ou le repentir de ces gens-là n'est pas important. Celui qui doit s'excuser au nom de l'Etat tunisien et en son nom personnel n'est autre que le président Kaïs Saïed. Le chef de l'Etat a révoqué 57 juges et les a jetés en pâture à une opinion publique assoiffée de sang. Il a lui-même participé et été à l'origine de la cabale dont ont été victimes les magistrats du pays. Kaïs Saïed s'est même permis d'évoquer des affaires particulières lors de ces séquences vidéo qui tiennent lieu de communication officielle en total irrespect des personnes, de leurs familles ou de leurs données personnelles. Le président de la République s'est entêté en dissolvant le conseil supérieur de la magistrature élu, en nommant un nouveau CSM pour ensuite lui retirer la prérogative de révoquer les juges. Il s'est ensuite basé sur une liste obscure pour mettre à la porte 57 magistrats d'un coup. Le président de la République a évoqué, à plusieurs reprises, son attachement à a la réforme de la justice et à combattre la corruption en son sein. Au final, il n'a fait que de l'incitation contre les juges pendant des mois pour ensuite faire révoquer des dizaines de magistrats connus pour leur intégrité et pour leur courage. Kaïs Saïed, comme dans bien d'autres dossiers, a fait preuve d'incompétence, de naïveté et de populisme. Pensant certainement bien faire, le chef de l'Etat n'a fait qu'approfondir les maux de la justice tunisienne tout en rompant tout lien de confiance avec les représentants de cette profession. Sur ce dossier-là, le président de la République a été nul.
Il aura fallu deux mois de lutte pour les juges et leurs syndicats, en passant par des grèves de la faim et des dommages désormais irrécupérables pour que justice soit faite, au moins concernant la majorité de ces juges. Il s'agit certes d'une victoire pour la justice, mais qui assumera la faute ? Tous les yeux se tournent vers l'organisme qui a préparé la liste des juges à révoquer : le ministère de la Justice. La ministre, Leila Jaffel, ne fait plus partie, depuis quelques semaines, des visiteurs réguliers du président de la République. Ce dernier a même décidé de ne pas donner de grâces aux prisonniers le 25 juillet ni à l'aïd El Idha pour se dispenser de rencontrer sa ministre. Il a apparemment réalisé qu'au moins une large partie des juges qu'il a révoqués n'ont rien à faire sur cette liste en se basant sur le rapport qu'il a demandé au conseil supérieur de la magistrature. La ministre de la Justice a, de son côté, tout essayé pour tenter de se protéger, y compris en demandant au tribunal administratif une rallonge dans les délais pour que le ministère présente les charges qu'il détient contre les juges révoqués. Mais le ministère n'a pas été capable de produire le moindre début de preuve. La responsabilité de ce scandale d'Etat ne doit en aucun cas échoir à la personne de la ministre de la Justice, seule. Il serait facile de limoger Leila Jaffel et de lui faire porter la responsabilité de ce fiasco mais cela n'est pas suffisant. Le président de la République doit assumer le fait que c'est bien sa signature qui figure en bas du décret de révocation de ces juges. Kaïs Saïed doit assumer le fait que des magistrats et leurs familles ont été humiliés et ont été maltraités par l'Etat qu'il préside et qu'il représente. Il ne pourra pas s'en tirer en faisant endosser à la ministre de la Justice le rôle de bouc émissaire. Kaïs Saïed devra également apprendre à choisir ses collaborateurs et cesser d'être aussi manipulable.
Pour finir, les cris, les humiliations et les pleurs des magistrats révoqués et de leurs enfants poursuivront toute la flopée de pseudo-politiciens et de chroniqueurs télé et radio qui s'échinaient à convaincre leur monde qu'il est normal que des juges ne puissent même pas se défendre. La honte poursuivra ces gens qui ont légitimé les mêmes actes perpétrés par Noureddine Bhiri en tant que ministre de la Justice, juste parce que c'était Kaïs Saïed qui le faisait. Plusieurs d'entre eux ont attaqué des magistrats et ont vilipendé l'association des magistrats. Ils avaient osé soutenir que Raoudha Karafi ou Anas Hmaïdi étaient en fait des nahdhaouis déguisés !
Aujourd'hui, par son verdict, le tribunal administratif leur montre la profondeur de leur bassesse et nous alerte sur la fiabilité des analyses de ces personnes sur tous les autres sujets qui concernent le pays. La justice finit toujours par vaincre.