La semaine dernière a été fortement marquée par une attaque sans précédent aux libertés publiques. Le signal d'alerte a été donné à la suite de la traduction devant la justice de Nizar Bahloul pour un article d'analyse paru sur les colonnes de Business News. Cette transgression fût suivie par l'interdiction de voyage injustifiée du président d'Afek Tounes, Fadhel Abdelkefi. Un grand élan de solidarité des médias a été observé, sauf du côté des médias publics qui se sont tristement distingués par leur mutisme. « Najla Bouden, une gentille woman », un article d'analyse factuel a valu au directeur de la rédaction de Business News, des poursuites judiciaires selon les dispositions de l'article 24 du décret 54. Business News est accusé de « diffamation, publication de fausses informations, allégations mensongères contre un fonctionnaire public et injures contre la cheffe du gouvernement ». La plainte précise que l'article a « des conséquences touchant la sûreté du pays et cherche à atteindre les institutions de l'Etat ». Fadhel Abdelkefi est interdit de voyager. Les autorités à l'aéroport lui signifient qu'il s'agit d'une décision judiciaire et non administrative. Son avocat prend contact avec le tribunal, aucune trace d'une telle décision. Toutefois, le ministère de l'Intérieur maintient sa justification de la décision d'interdiction.
Ces deux incidents de la plus haute gravité ont été fortement décriés par la plupart des médias locaux, mais aussi internationaux face à un silence assourdissant des médias publics qui se sont contentés de reprendre les réactions dénonçant le recours du pouvoir au décret 54 pour condamner un article de presse ou l'interdiction de voyage d'un opposant politique sans justification claire et fondée. C'est dire que les médias publics se sont transformés en un outil de propagande pour le pouvoir en place qui avait mis la main sur la direction de ces établissements publics à travers les limogeages des anciens dirigeants et la nomination de nouveaux « chargés de direction ». Faut-il encore rappeler la campagne intensive pour la promotion de la consultation électronique, ou le matraquage des plateaux quotidiens de la chaîne nationale réservés à l'explication du référendum du 25-juillet.
Les médias publics sont, désormais, un service public payé au frais du contribuable lui donnant droit et à une information fiable et objective. D'ailleurs, l'amélioration des services des médias publics et leurs détachements de l'emprise du pouvoir en place, ont été, un des principaux acquis depuis la révolution. Or, depuis le 25 juillet 2021, le constat est sans équivoque : on assiste à un véritable retour sur cet acquis, et les médias publics retrouvent les couleurs d'antan.
Depuis la prise du pouvoir par Kaïs Saïed , les plateaux d'Al Wataniya ont exclu quasiment tous les intervenants qui remettent ouvertement en question les choix du président. Aucune personne qualifiant ses actions de « coup d'Etat » ou mettant en doute la pertinence de ses choix politiques n'a été conviée ou invitée à participer aux débats. Cette situation a provoqué la colère de certains journalistes. D'ailleurs, le Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT), a organisé un sit-in le 11 mars 2022, devant le siège de la Télévision nationale. Dénonçant la mainmise du pouvoir sur la Télévision nationale, les journalistes de la chaine se sont ainsi réunis scandant des slogans du type : «la presse tunisienne restera libre », « liberté de Presse une ligne rouge » ou encore « liberté à la presse tunisienne ».
Les journalistes ont aussi dénoncé la violence et le harcèlement qu'ils subissent au quotidien. Le manque de moyen, de matériel et les programmes « dirigés » ont aussi été évoqués par les manifestants. « La dirigeante de la chaine, Awatef Daly, menace tous ceux qui s'opposent aux messages qu'elle tente de véhiculer. La ligne éditoriale est une ligne rouge. Les journalistes ne plieront pas » a déclaré une journaliste sur place. « Il faut savoir que ce que demandent vraiment les journalistes de la Télévision nationale, c'est de l'argent public. Leurs revendications sont en réalité purement financières, ce n'est pas la ligne éditoriale qui les intéresse mais leur zone de confort ». C'est la réponse trouvée par Awatef Dali face à la grogne des journalistes. Pour elle, dans l'entreprise, « beaucoup sont payés pour ne rien faire, alors que l'entreprise fait face à de graves problèmes financiers et techniques. Nous avons acheté du nouveau matériel, il est actuellement bloqué en mer » a-t-elle assuré.
Toujours est-il, la situation est différente du côté des médias privés qui bénéficient, encore heureux, d'une marge de liberté leur permettant de s'exprimer et de critiquer les dérapages du pouvoir en place. D'ailleurs, cette liberté et l'absence de parti pris, dans la plupart des cas, se traduit par une nette différence entre les médias publics et privés en termes d'audience et la situation ne touche pas uniquement les médias audiovisuels, mais aussi le quotidien La Presse, qui souffre de grands problèmes financiers et dont la distribution a considérablement diminué rien qu'observant le nombre d'exemplaires tirés au quotidien.
En tout état de cause, la liberté d'expression reste un des principaux acquis de la Tunisie depuis 2011 et un des fondements de base de toute démocratie qui se respecte. Le pouvoir a réussi à mettre la main, en partie, sur les médias publics, mais cela est resté sans succès pour certains médias privés qui ne sont pas prêts à renoncer à leur liberté d'expression malgré les menaces et les pressions aussi bien politiques et financières. Le procès intenté contre Business News donne un aperçu de la politique envisagée par les autorités au pouvoir, toutefois, l'élan de solidarité observé indique que les médias ne renonceront pas et qu'ils tiendront bon face à l'hégémonie rampante du pouvoir en place.